— De toute façon, nous sommes tous la marionnette de quelque chose ou de quelqu’un. Mieux vaut que ce soit de mes idéaux que de la cupidité.
Margont s’était figé et il avait répliqué d’une voix cinglante. Voir agresser ce en quoi il croyait de tout son être le plaçait sur la défensive. Pour l’instant, il faisait front, mais le déstabiliser plus encore aurait presque pu le rendre dangereux. Lefine sentit cela.
— Rien ne pourra vous faire abandonner cette enquête. À part une balle entre les deux yeux. C’est radical contre les acharnés. Malgré toutes ces années que vous avez passées avec elles, les grenouilles de bénitier ont oublié de vous dire que les bons Samaritains finissent toujours torturés et mis en pièces par la foule qu’ils voulaient sauver. Et après, ils deviennent des martyrs et les gens leur allument des cierges pour leur réclamer un service.
Il y eut quelques secondes de silence que Margont finit par briser.
— Je pense que je n’ai pas le droit de te demander plus que ce que tu as déjà fait. Tu es libre de laisser tomber cette histoire.
Fernand sourit. Un sourire triste, plus déprimant que des larmes.
— Je peux me sortir de cette histoire quand je veux et ça ne m’empêchera pas de dormir. C’est vous que je veux tirer de là avant qu’il ne soit trop tard.
— C’est peine perdue.
— Mais quel fanatique ! C’est absurde ! Pourquoi risquons-nous notre vie pour quelques crimes alors que le monde entier est en train de s’égorger ? Trouvez-moi une seule raison sensée de continuer ?
— Si nous n’arrêtons pas cet homme, il se peut qu’il recommence.
— Et alors ? Un mort supplémentaire, ça ne fera jamais que trois pelletées de terre de plus dans une fosse commune. Quelle différence cela fera-t-il ?
— Cela en fera une aux yeux des femmes que nous aurons sauvées.
Lefine s’assit sur le bord du lit.
— Oui. Ça, ça a du sens.
Alors, brutalement, il se lança dans la suite de son compte rendu, parlant vite pour ne pas laisser le temps à ses sombres pensées d’interrompre à nouveau le cours de sa vie.
— Le colonel Maximilien Barguelot a trente-neuf ans. Son père est mort quand il était enfant. Sa mère et ses deux soeurs vivent à Amsterdam alors que lui est installé à Paris et mène un train de vie luxueux. Il a fait l’école militaire de Pont-à-Mousson puis un grand nombre de campagnes. Il s’est illustré à la bataille d’Austerlitz où il aurait été blessé, mais il n’évoque jamais ce souvenir. Il a servi en Prusse, en Espagne, en Autriche... Il bénéficie d’une excellente réputation auprès des officiers... qui ne servent pas sous ses ordres. Il n’est pas aimé par ses hommes, car il les méprise ouvertement. Il se déplace partout avec ses courtisans qui passent au grade supérieur quand ils ont bien su le flatter. Il prétend qu’il est issu d’une interminable lignée de militaires hollandais et français : les uns auraient libéré Copenhague, les autres l’Amérique... Allez savoir si tout cela est vrai. Il parle effectivement hollandais, ça, c’est confirmé. Il a épousé une belle et riche héritière et possède un château près de Nancy. Il a été promu officier de la Légion d’honneur... mais en décembre 1808. Étonnant, non ?
— En 1808 ? Deux ans après Iéna ? On a mis beaucoup de temps à le récompenser.
Lefine se montrait radieux. Il avait l’amour du travail bien fait et peu de choses le comblaient autant qu’une maison intelligemment construite ou un meuble ajusté avec soin, surtout quand tout cela lui appartenait.
— J’ai retrouvé un ancien lieutenant au 16e léger qui était avec lui à Iéna, Lucien Fardés, qui est maintenant capitaine au 13e léger. Figurez-vous que Barguelot a bien été à Iéna et que toute l’histoire de la prise de la batterie Glasenapp est vraie. Mais cet exploit s’est fait sans Barguelot qui avait été blessé dès les premiers coups de feu.
— Une blessure grave ?
— Une cheville foulée en chargeant. Barguelot est arrivé en boitillant alors qu’on s’était emparé des pièces et qu’on était déjà en train de les retourner. Barguelot n’arrêtait pas de crier : « Vengeons les nôtres ! » comme s’il venait de frôler dix fois la mort. Fardés prétend même l’avoir vu plonger son épée dans un cadavre ennemi pour donner à sa lame et à sa version des faits une couleur plus crédible.
— Et Fardés n’a pas dénoncé cette forfaiture ?
Lefine secoua la tête.
— Fardés ignorait totalement la version de Barguelot.
— Barguelot a dû attendre d’avoir quitté le 16e léger pour remanier son histoire. Comment ose-t-il mentir à ce sujet alors qu’on peut vérifier les raisons de l’attribution de cette décoration dans les publications officielles ? Non, ce serait suicidaire pour sa carrière. La seule explication, c’est qu’officiellement, il a bien été récompensé pour son « action » à Iéna. Il a peut-être soudoyé des officiers pour que de faux rapports sur sa conduite héroïque soient remis à l’Empereur.
Margont contenait mal sa colère. Pour lui, la Légion d’honneur représentait quelque chose de sacré. De même qu’un athée ne devait pas cracher sur une Bible ou un Coran, on n’arborait pas une Légion d’honneur à laquelle on n’avait pas droit.
— Il a peut-être mérité sa distinction, mais pas grâce à Iéna..., hasarda Lefine.
— Mais bien sûr. Il s’est emparé de trois canons autrichiens dans un salon mondain. Que sais-tu d’autre ?
— Il a des manies bizarres. Il ne mange jamais en public. Il se nourrit à l’abri des regards, toujours sous sa tente, seul ou en compagnie de Coubert, l’un de ses domestiques.
— Étrange. Tu as parlé à ce Coubert ?
— Non. J’ai eu peur qu’il prévienne son maître qu’on enquêtait sur lui.
— Tu as bien fait. Et quelles autres manies ?
— On m’a raconté qu’il était un brillant escrimeur. Il s’en vante souvent, mais on ne le voit jamais s’entraîner. Un jour, lors d’un repas officiel, le maréchal Davout lui a proposé un petit duel amical, car il avait entendu parler de sa technique par un ancien cadet de Pont-à-Mousson. Eh bien Barguelot a refusé ! Au début, les invités ont cru que c’était par modestie...
— Absurde ! s’exclama Margont en riant.
— Mais le maréchal a eu beau le prier poliment, Barguelot n’a jamais accepté de croiser le fer. Le maréchal était si surpris de le voir décliner un tel honneur qu’il en a oublié de se mettre en colère. Et, pour couronner le tout, Barguelot n’a, comme à son habitude, pas touché à son assiette.
Margont frottait machinalement le bord d’un secrétaire.
— Incompréhensible.
— Voilà tout, déclara Lefine avec satisfaction. Et vous, qu’avez-vous appris sur Delarse ?
— Étienne Delarse a quarante-cinq ans. Il est issu de la noblesse charentaise. Son père s’appelait « Louis de Larse », mais il a été l’un des rares aristocrates à adhérer sincèrement à la cause républicaine. Louis de Larse a fait contracter son nom en « Delarse » et il est mort à la bataille de Fleurus – du bon côté, du nôtre, pas du côté des Anglais et des Émigrés royalistes. Le colonel Étienne Delarse souffre d’un asthme grave et c’est toute l’histoire de sa vie. Enfant, il était chétif et ses crises lui ont plusieurs fois fait frôler la mort. On le considérait comme un condamné qui ne passerait pas le printemps à cause de ses allergies au pollen, un peu comme une dernière feuille d’automne tombant avec beaucoup de retard. Sa mère a dépensé sans compter pour obtenir les soins de médecins réputés. Elle a passé des nuits entières à l’écouter suffoquer en lui tenant la main, persuadée qu’il vivait ses dernières minutes.
Lefine, qui craignait les maladies autant que les océans, frémissait à l’évocation de ces moments de supplice.