— Oui, j’ai déjà entendu parler de son asthme. Des soldats qu’il avait punis avaient composé une petite chanson qui a eu du succès durant un temps. Le refrain en était : « Delarse en hiver, combat la terre entière ! Delarse au printemps, n’a plus de régiment... »
— Moi, j’ai su tout cela par le médecin principal Gras qui le soigne actuellement, poursuivit Margont.
— Il fait donc encore des crises ?
— Régulièrement. Et Gras est très inquiet à ce sujet. Il a cru que j’étais un ami du colonel et m’a confié ce qu’il savait pour que je joigne mes conseils aux siens afin que Delarse se ménage. Mais Delarse ne veut rien entendre. Il suffit qu’on lui demande de se reposer pour qu’il saute à cheval et aille faire du saut d’obstacles. À la surprise générale, Delarse a atteint l’adolescence puis a survécu à celle-ci. Il est entré dans une école militaire et en est sorti dans les premiers, mais sa carrière a été considérablement freinée par sa maladie. Il lui est plusieurs fois arrivé d’être obligé de remettre son commandement à son second. On dit de lui qu’il a le talent et l’intelligence d’un général et qu’il ne lui en manque plus que... le souffle. Figure-toi qu’il a dû insister plusieurs fois pour participer à cette campagne. L’état-major pense que la Russie sera néfaste à ses poumons. En haut lieu, on est persuadé qu’il ne survivra pas à cette guerre, c’est pourquoi on ne lui a pas confié de régiment. On a préféré le placer aux côtés du général Huard, mais ce dernier a déjà un aide de camp. La position exacte de Delarse dans la hiérarchie est floue. Disons qu’il sert d’aide de camp « en second » alors qu’un seul aide de camp suffit à Huard. Delarse est écoeuré, car il est persuadé que, sans son asthme, il serait au moins général de brigade et parlerait à Huard d’égal à égal. Et le pire, c’est qu’il a certainement raison.
Lefine déboutonna ses guêtres, les ôta et enleva ses souliers et ses lambeaux de chaussettes. Ses pieds étaient couverts d’ampoules et de plaies.
— À une époque, reprit Margont, il consultait même des voyants et autres illuminés pour tenter de se convaincre qu’il existait une vie dans l’au-delà.
Lefine commença à rire, mais Margont l’interrompit.
— Ne te moque pas de lui, qui sait ce que tu aurais fait à sa place ? J’ai aussi appris que Delarse avait eu pendant trois ans pour maîtresse une femme qui avait quinze ans de plus que lui. Elle devait ressembler à maman...
— Ne vous moquez pas de lui, qui sait ce que vous auriez fait à sa place ? Reste la dernière question.
— Exactement. Lequel des quatre ressemble le plus à un prince charmant ?
— Pas Delarse.
— Pas Delarse, répéta Margont.
— Je miserais sur Pirgnon et ses penchants artistiques et mondains.
Margont se passa la main dans les cheveux. C’était l’un de ses tics lorsqu’il était plongé dans ses pensées. Une jolie Madrilène lui avait dit un jour trouver cela séduisant. Ah ! les Madrilènes... Mais aussi bien, c’était cette même femme qui avait désigné Barguelot de la pointe de son éventail...
— Moi, j’aurais plutôt voté pour Barguelot, son luxueux train de vie et son bagout joyeux.
— Oui. Barguelot ou Pirgnon. Et il reste notre Italien.
Margont plissa les yeux.
— Celui-là, il commence à m’irriter ! Il faut absolument que je trouve un moyen de le rencontrer enfin.
* * *
Il restait encore deux heures avant le dîner. Margont décida de tenter de rencontrer le colonel Pirgnon.
Les cadavres étaient enlevés des rues et on jetait de grands seaux d’eau sur les flaques de sang. L’Empereur avait donné des ordres contre le pillage et des soldats et des gendarmes veillaient à leur application. Le quartier attribué au 35e de ligne se trouvait en piteux état. On s’installait sous les parcelles de plafonds qui ne s’étaient pas effondrées, on tentait de colmater les brèches des toits avec des planches arrachées par les boulets... Ceux qui s’étaient approprié les maisons intactes revendaient parfois leur place à prix d’or. Margont vit un grenadier tendre trois tableaux, une robe de chambre en soie et une toque en zibeline à un voltigeur en échange d’une place auprès d’une cheminée.
Le colonel Pirgnon avait pris soin de sa personne. Il logeait dans une demeure seigneuriale à l’architecture baroque. La façade, couleur pastel, faisait alterner hautes fenêtres et fausses colonnes blanches imbriquées dans le mur. Une lucarne ovale surplombait la porte. D’autres fenêtres aux sommets arrondis, au dernier étage, atténuaient la rigueur géométrique de l’ensemble. Un escalier menait jusqu’au perron. Au ras du sol s’ouvraient des soupiraux d’où l’on entendait des soldats plaisanter. Le vestibule était immense. Un large escalier en arc de cercle, sur la droite, rompait la symétrie qui avait été la règle d’or de la façade. Margont fut surpris de découvrir une file de soldats patientant sur les marches. Ils provenaient de divers régiments et transportaient des objets hétéroclites : un chandelier, des vases aux formes variées, de la vaisselle, des statuettes en porcelaine ou en ivoire... Margont gravit d’un pas rapide cette spirale de cupidité. Son visage était fermé. Sur son passage, certains serraient leurs trésors dans leurs bras de peur que ce capitaine ne les leur dérobe. Un adjudant faisait office de portier. Il salua Margont et, interprétant l’attitude de celui-ci comme de l’impatience à l’idée de vendre un objet de grande valeur, le fit aussitôt entrer.
Le colonel Pirgnon examinait une icône présentée par un fantassin westphalien. Sur celle-ci, une Vierge serrait un Christ enfant dans ses bras. Le fond, doré, apparaissait particulièrement abîmé alors que les deux visages restaient étrangement respectés. Il ne s’agissait cependant pas d’un miracle.
— Sale chien ! Tu as raclé tout ce qui était doré ! s’exclama Pirgnon, faisant battre en retraite le Westphalien. Tu as mutilé une oeuvre d’art !
L’Allemand s’enfuit en courant. Pirgnon exhiba le tableau à Margont.
— Une peinture de type « tendresse » de l’école Stroganov ! Et il la racle au couteau...
Le colonel en avait les larmes aux yeux. Il était grand et d’une constitution solide. Ses cheveux bruns légèrement bouclés et son visage arrondi lui conféraient un air placide. Margont le salua.
— Capitaine Margont, 84e régiment, brigade Huard, division Delzons...
— Oui, oui, oui, mais si chacun commence comme ça, je vais passer ma semaine à Smolensk, moi. Qu’avez-vous à me vendre ?
Devant l’air réprobateur de Margont, Pirgnon se renfrogna.
— Oh, je vois. On juge. Puis-je connaître le motif de votre visite, capitaine ?
— Eh bien, mon colonel, il se trouve que j’ai entendu dire que vous animiez le « Cercle Cervantès », à Madrid, or je suis moi-même membre d’un salon littéraire.
L’expression de Pirgnon s’égaya, mais son plaisir le disputait à la circonspection.
— Ah oui, vraiment ? Et où cela ?
— À Nîmes.
— Mais que faisiez-vous dans ce salon littéraire ? Car il y a salon et salon.
— Oh, ce n’est pas l’un de ces salons mondains où l’on va pour se montrer. Si on cherche cela, qu’on aille chez Mme Cabarrus ou chez Mme de Montesson. On ne m’y a jamais invité, mais, de toute façon, une soirée d’ennui mortel est un prix trop élevé pour moi.
Pirgnon croisa les bras.
— Ô combien je vous comprends. Et comment s’appelle votre salon ? Qui en est membre ? Qu’y faites-vous ?
— Le « Cercle du canard rôti ».
Pirgnon semblait dépité. Évidemment, c’était nettement moins élégant que le « Cercle Cervantès ». Du fait de ses grosses joues rosées et de sa tête massive, il donnait l’impression d’avoir conservé un petit rien du poupon qu’il avait été.