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— J’avoue que je ne vous suis plus, capitaine.

— Les membres se disputaient au sujet du nom à donner à notre cercle. Le « Cercle Cicéron », le « Cercle Voltaire », le « Cercle Molière »... Mais des « Cercle Voltaire » et des « Salon Rousseau », il doit y en avoir dix par ville.

— Il s’était en effet formé deux « Cercle Voltaire » à Madrid. Ils se sont violemment disputé la primeur de cette « trouvaille ».

— Un problème digne de la quadrature du cercle, si je puis dire. Enfin bref, nous nous demandions si nos discussions correspondaient à l’esprit de Rousseau, Molière possédait ses irréductibles et Voltaire battait à plate couture Virgile, ce qui faisait dire aux partisans de ce dernier que les modernes poignardaient une fois de plus les anciens, lorsque j’ai fait remarquer que le seul point à faire l’unanimité était le désir de se réunir autour d’une bonne table. Mon argument avait ceci pour lui qu’à défaut de plaire à beaucoup, au moins, il ne fâchait personne. Et comme nous étions tous attablés autour de six superbes canards rôtis...

Pirgnon invita Margont à s’asseoir.

— Pour « Cervantès », ce fut plus simple : étant l’initiateur du projet et le plus gradé, j’ai choisi. Comme les salons littéraires sont à la mode, tout le monde veut le sien et il arrive trop souvent que des réunions mondaines se baptisent pompeusement « Salon littéraire de Mme Quelque Chose ». On y déclame des poèmes volés à des gens plus inspirés après en avoir soigneusement mutilé les vers en croyant naïvement masquer ainsi sa forfaiture. Chacun s’empresse de rire du bla-bla des autres pour leur rappeler qu’eux-mêmes sont tenus d’agir pareillement avec vous. Enfin, tout le monde s’en va repu d’éloges acquis sans trop de fatigue. Certains finissent même par se croire capables d’« améliorer » les rimes de Ducis.

— Notre salon est ouvert à tous, on ne tient compte ni de l’origine sociale, ni des revenus, ni des relations, au grand dam du préfet qui n’est toujours pas membre. Pour intégrer notre cercle, il suffit de lire un texte de sa composition qui plaise aux membres. Ou d’être capable d’émettre des opinions pertinentes sur des sujets politiques, littéraires, philosophiques... Durant nos réunions, nous soumettons nos écrits aux critiques, nous discutons des ouvrages que nous avons lus, nous polémiquons... Le sens de l’humour et les joutes oratoires sont très appréciés. Peut-être est-ce l’influence des arènes romaines que l’on aperçoit depuis les fenêtres du salon. On se fusille à bout portant à coups de bons mots, on achève les blessés à la pointe de l’ironie et on se réconcilie tous autour des incontournables canards rôtis.

Pirgnon empoigna la main de Margont et la serra avec chaleur.

— Je vous admets séance tenante dans mon prochain salon : le « Cercle de Moscou ».J’espère que nous compterons également quelques membres russes. Ah ! Moscou... Nous en rêvons tous, n’est-ce pas ?

Pirgnon entreprit d’exhiber ses acquisitions. Un samovar en argent qui lui plaisait tant qu’il s’était mis à boire du thé pour le seul plaisir de le faire fonctionner. Une iconostase, cloison de bois décorée d’icônes et servant à séparer la nef du sanctuaire dans les églises orthodoxes. Pirgnon expliqua qu’au centre de l’iconostase, on trouvait des saints qui s’adressaient au Christ au nom des fidèles.

— Et vous, que demandez-vous à ces saints, mon colonel ? interrogea Margont.

Pirgnon le regarda avec surprise. Il désigna des tableaux achetés à des soldats italiens qui s’apprêtaient à les brûler pour cuire leur viande.

— J’ai été – indirectement – l’un des instigateurs de l’arrêté du 14 fructidor de l’an IX par lequel le Consulat a créé quinze musées. La notion même de musée me fascine : mettre l’art à la portée de tous. Montrez un Léonard de Vinci à un vagabond ou à un balayeur et vous ouvrirez cent portes dans leur esprit. Dans l’Antiquité, les Grecs réservaient des places dans les amphithéâtres pour les pauvres qui pouvaient ainsi voir jouer du Sophocle. J’offrirai donc une partie de ces trésors à des musées. L’homme n’est rien, seul l’art vaut quelque chose.

Margont ne dit rien, même si cette déclaration choquait son sens des valeurs.

— Mais, ajouta Pirgnon, comme je ne suis pas un saint pour icône, je garderai l’iconostase et le samovar.

Il marcha à pas rapides vers un angle de la pièce encombré au possible. Il s’activa brièvement au milieu d’un fatras de tableaux et de miroirs aux cadres sophistiqués avant de se redresser triomphalement, une toile dans les mains.

— Savez-vous ce dont il s’agit ?

Non, Margont n’en savait rien. Ce portrait d’une jeune femme à la robe vert céladon le mettait mal à l’aise. Les mèches de ses longs cheveux mouillés lui collaient au visage. Bizarrement, elle se tenait dans le lit d’une rivière, insensible à l’eau glacée qui tourbillonnait autour de sa taille trop gracile. Plus étrange encore, son teint blafard contrastait avec la beauté de ses traits. Sa peau paraissait façonnée dans la même neige que celle qui recouvrait les alentours.

— Elle m’a l’air mal en point, avança Margont.

— C’est normal, elle est morte. C’est une roussalka. Dans le folklore d’Europe de l’Est, lorsqu’une jeune fille se suicide par noyade, elle devient une roussalka, une créature des eaux qui utilise sa forme féminine pour séduire les promeneurs avant de les noyer. Certains prétendent que c’est pour les dévorer, d’autres que ce n’est qu’un réflexe de leur âme en souffrance condamnée à errer, car le paradis leur est refusé.

— Je me demande si, pour plus d’efficacité, elles ne coopèrent pas avec les cosaques, car l’un de leurs groupes a bien failli m’embrocher au bord d’une rivière.

Pirgnon étudiait l’expression de la roussalka. L’air séducteur qu’elle affichait était teinté de froideur.

— Quel réalisme ! Enfin, oublions le morbide : appréciez-vous la mythologie antique, capitaine ?

— Absolument.

— Les Russes aussi ! s’exclama Pirgnon, heureux de voir que le monde entier partageait sa passion.

En fait, Margont ne raffolait pas de ce sujet, mais il était heureux de se débarrasser de la roussalka. Le colonel enjamba des tapis roulés en invitant Margont à le suivre. Il vouait une telle admiration à la culture gréco-romaine que tout ce qui pouvait y être lié de près ou de loin était exposé avec soin, contrastant avec le fouillis ambiant et n’attendant plus que les visiteurs que leur amènerait Pirgnon. Il paraissait fort peu probable que les musées français voient jamais la couleur de ces merveilles...

— Voici Minerve, ma déesse préférée.

Margont s’approcha pour mieux détailler une femme aux formes plantureuses ceinte d’une cotte de mailles. Elle peignait sa cascade de cheveux dorés tout en veillant sur un parterre de vases et de sculptures.

— Voyez-vous, capitaine, Minerve est la déesse romaine de la sagesse et des arts. Or les Romains – à la différence des Grecs pour qui il s’agissait d’Athéna – lui attribuaient une dimension guerrière. À tel point que les légions lui dédiaient leurs trésors de guerre. Il est donc normal que je lui attribue la place d’honneur dans ce dépôt, ne trouvez-vous pas ?

Margont acquiesça, faute de mieux. Il ne savait pas comment réagir à cette remarque. Était-ce de l’humour ? De l’ironie ? Une marque de mépris vis-à-vis de lui parce qu’il était choqué par ce pillage en règle du patrimoine artistique de la Russie ? La personnalité de Pirgnon lui paraissait floue, insaisissable. Le colonel, emporté par sa visite guidée, désignait déjà un autre sujet. C’était une fresque titanesque qui occupait un mur à elle seule. Une multitude de combattants se massacraient au pied de murailles garnies de défenseurs. Les personnages, tantôt nus, tantôt casqués et cuirassés ou abrités derrière de larges boucliers décorés, s’affrontaient avec une vivacité criante de réalisme. La complexité de la mise en scène s’opposait à la sobriété des couleurs, celles-ci se résumant au noir et à l’ocre. Margont reconnut la guerre de Troie. Les Troyens avaient fait une sortie pour tenter de récupérer le cadavre d’Hector, l’un de leurs héros, qu’Achille venait de terrasser.