— Les siècles passent, les hommes restent identiques à eux-mêmes, fit remarquer Margont.
— Les hommes ? Vous voulez dire les dieux ! Enfin, des demi-dieux. Achille était le fils de Thétis, une nymphe de la mer, et d’un vulgaire mortel, d’où son destin extraordinaire.
De tous les guerriers grouillant sur la toile, Pirgnon n’avait d’yeux que pour Achille, le bras brandissant une lance menaçante et le pied posé sur le visage éteint d’Hector. Les Troyens ne reprendraient pas la dépouille et Achille la traînerait derrière son char pendant douze jours autour de la tombe de son ami Patrocle, lui-même tué au combat par Hector.
Pirgnon évoqua Hercule et ses travaux mythiques, Ulysse et les péripéties de son odyssée... Sa connaissance de la mythologie antique semblait aussi inépuisable que la corne d’abondance. Il était passionné et son enthousiasme se révélait communicatif. L’Antiquité le faisait littéralement rayonner. Comme le temps passait, l’adjudant vint s’assurer que tout allait bien. En fait, c’était de son côté que tout allait mal : dans l’escalier, les soldats croyaient que Margont épuisait la bourse de Pirgnon et l’on se trouvait au bord de l’émeute. Pir-gnon ordonna de faire entrer le démarcheur suivant et se tourna vers Margont.
— Capitaine, je dois vous demander de me laisser, mais je compte absolument sur vous pour mon Cercle de Moscou.
Margont salua et s’en alla. Il était enfin parvenu à rencontrer l’insaisissable Pirgnon, mais ne se sentait guère plus avancé pour autant. Delarse, Barguelot et Pirgnon : il n’avait pu éliminer aucun des trois. Et il fulminait de ne toujours pas avoir eu l’occasion de discuter avec Fidassio. Il chassa ses interrogations en déambulant dans les rues, gorgeant ses yeux d’architecture russe, de coupoles dorées et des vergers qui tapissaient les ravins entourant la ville.
19
À vingt heures précises, Margont, vêtu de son uniforme de parade, gagna le salon des Valiouski. Quelle prestance il avait avec son pantalon d’un blanc éclatant, son habit bleu foncé immaculé, ses boutons dorés, ses épaulettes et son assurance. Il fut déçu de s’apercevoir qu’il en était exactement de même pour ses amis. Pis, le rouge écarlate de Fanselin tranchait par son originalité et sa vivacité. Un domestique en livrée vert sapin et en bas de soie blancs les pria de bien vouloir excuser le comte et les deux comtesses qui n’allaient pas tarder. Les murs de la pièce étaient recouverts de panneaux de bois brun. Cela oppressait Lefine qui avait l’impression de se trouver dans la cabine d’un navire. Il se tenait donc à la fenêtre et, ayant repoussé les lourds rideaux jaunes à franges argentées, il contemplait le va-et-vient dans les rues. Piquebois détaillait une collection de pipes, éperdu d’admiration devant l’imagination sans fin déployée par leurs créateurs pour en faire varier les tailles et les formes. Il se demandait s’il était possible d’agir de même avec la vie, si l’on pouvait conférer à chaque jour une coloration unique. Saber, confortablement installé dans un fauteuil, promenait ses doigts sur les touches d’un clavecin, se contentant de monter ou de descendre la gammé. Fanselin, lui, semblait fasciné par une mappemonde qu’il ne se lassait pas de faire tourner.
— Il y a tant à voir... Vous avez beaucoup voyagé ? demanda-t-il.
— Non. Il y a trop de bleu sur les cartes, décréta froidement Lefine sans détourner la tête.
— Apparemment, il existe entre les États-Unis et le Canada des lacs grands comme des mers. C’est à peine croyable, il faut absolument que j’aille voir cela de mes propres yeux.
Margont s’installa entre une grande harpe et un pare-feu. Il se leva aussitôt pour se diriger vers une petite bibliothèque installée dans un angle mal éclairé de la pièce.
— Il a mis moins d’une minute à la trouver, plaisanta Saber.
La littérature française se trouvait à l’honneur : Voltaire, Rousseau, La Bruyère... De plus, ces ouvrages étaient en français. La société russe se montrait francophile excepté sur le plan des idées politiques, qu’elles soient révolutionnaires ou impériales.
Le domestique réapparut et annonça :
— Leurs Excellences le comte Valiouslti, la comtesse Valiouska et la comtesse Natalia Valiouska.
Le comte avait gardé les mêmes vêtements. Il n’était pas homme à perdre du temps à se changer six fois par jour. Son épouse portait une toilette violette élégante. Un médaillon en ivoire à l’effigie de la Vierge proclamait ses convictions face aux « païens républicains ». Elle paraissait vieillie et fatiguée, mais digne, digne surtout et toujours. Ses cheveux gris tirés vers l’arrière accentuaient la sévérité de ses traits, sévérité encore renforcée par son maintien rigide et son regard hautain. Cependant, l’âge avait entamé son lent et cruel travail. On avait l’impression de se trouver face à une impératrice déchue. Natalia venait de fêter ses vingt-cinq ans. Elle avait longtemps souffert, écrasée par deux personnalités aussi fortes. Mais elle avait fini par passer du statut pénible d’enfant obéissante et inhibée à celui de femme capable de défendre avec ténacité cette étrange essence éthérée qui personnalise chaque individu. Elle avait revêtu une robe blanche dont le décolleté timide n’aurait choqué qu’un bigot de mauvaise foi. Sa ceinture dorée était nouée très haut, frôlant les seins. Ainsi, sa robe, s’épanouissant en bouffant, niait l’existence d’une taille et donnait l’illusion de jambes démesurées. Ses longs cheveux châtains encadraient un visage aux traits fins dont l’impression de fragilité n’avait désormais plus grand-chose en commun avec son caractère. Son nez étroit et ses lèvres fines mettaient en valeur ses yeux bleus qui observaient les cinq Français avec une curiosité teintée de réserve. Elle était splendide.
Les présentations furent brèves et le comte prit soin de les rendre informelles. N’ayant visiblement pas voulu saisir cela, Saber se cassa en deux pour accomplir un baisemain irréprochable à la comtesse et à Natalia. On n’avait pas fini de s’asseoir que le comte se lançait déjà dans un interminable discours qui mêlait glorification de la Pologne, pamphlet antirusse et histoire de la famille Valiouski, le tout, hélas, allègrement parsemé de questions. Il ressortait de tout cela que la famille Valiouski était issue de la noblesse polonaise. A la suite de révoltes, d’invasions et de guerres civiles mâtinées de guerres de religion, la Pologne avait été partagée trois fois entre la Russie, la Prusse et l’Autriche, en 1772, en 1793 et en 1795. Ce dernier pillage de territoires s’était achevé par la disparition pure et simple de la Pologne. Lorsque le comte évoquait la résurrection par Napoléon de l’État polonais en 1807 sous le nom de « Grand-Duché de Varsovie », sa voix vibrait. Si Fanselin avait tant apprécié la mappemonde pour les lointaines Amériques ou la mystérieuse Afrique, le comte, lui, ne voyait sur le globe rien d’autre que la Pologne. Smolensk avait été prise par les Russes avant même le premier partage, mais les Valiouski s’étaient toujours considérés comme des Polonais. « On ne laisse pas les traits sur les cartes vous dire qui vous êtes et qui vous devez servir ! » s’était exclamé le comte en désignant le monde qui défilait sous les doigts du lancier. Les Français n’étaient pas trop de cinq pour répondre à ses questions. Pourquoi l’Empereur n’avait-il pas encore annoncé que les territoires pris aux Russes étaient rendus à la Pologne ? Pourquoi le Grand-Duché de Varsovie n’avait-il pas cessé d’exister, se noyant dans une étendue territoriale plus vaste nommée Pologne ? Comment annoncer à un homme aussi chaleureux que l’Empereur n’avait rien promis quant à la résurrection de la Pologne afin d’éviter d’ulcérer l’Autriche et la Prusse, ses alliés de la veille qui sentaient encore la poudre des fusillades françaises d’Austerlitz, d’Iéna et de Wagram ? De plus, l’Empereur voulait négocier avec Alexandre et, si ce projet aboutissait, il coûterait la restitution de la zone envahie. De ce fait, Napoléon savait que l’une des conditions préliminaires à toute discussion avec le Tsar était l’interdiction absolue de relever l’État polonais. Piquebois se montra étonnamment diplomate, trouvant la juste formule : l’Empereur faisait rarement part de ses projets, mais on pouvait être sûr qu’il menait toujours à terme ce qu’il avait en tête. Le comte fit mine d’être dupe. Mais on n’allait pas apprendre la politique à un Valiouski. Il priait chaque soir pour une aggravation de la situation. Plus les Français souffriraient, plus Alexandre s’entêterait. Alors les enchères de la guerre croîtraient en flèche et, avec elles, l’exaspération de l’Empereur. Jusqu’au jour où Napoléon écraserait les Russes et imposerait une paix inconditionnelle. Tel était le point de vue du comte qui prêchait donc le vent, persuadé que la tempête soufflerait dans le bon sens, poussant au loin les frontières polonaises à travers la Russie... jusqu’à Smolensk.