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Margont remarqua que la comtesse se montrait nettement moins amicale avec eux que son époux, surtout en présence des domestiques auxquels elle s’adressait en russe. Il aurait donné cher pour saisir le sens de ses paroles. Ne critiquait-elle pas la présence de ces Français chez elle ? N’avait-elle pas blâmé leur manque de piété car ils ne s’étaient pas signés devant ce que Margont avait réalisé après coup être une armoire à icônes ? Un comte profrançais, une comtesse prorusse : la famille Valiouski et ses avoirs survivraient à la guerre. Le vainqueur ne récompensait-il pas toujours celui qui l’avait fidèlement soutenu en période de crise ? Natalia avait l’air de désapprouver cette conduite à double facette, mais demeurait silencieuse. Du thé fut servi. Voir l’eau frémissante couler du bec du samovar alors que la soirée fraîchissait faisait partie de ces petits plaisirs qui vous mettaient de bonne humeur.

Lorsque le comte eut cessé de monopoliser la parole, Saber s’empressa de prendre la relève. Il sollicitait sans cesse Natalia, l’interrogeant sur ses occupations et s’émerveillant tout seul de leurs points communs. Car – incroyable ! – lui aussi adorait la musique, la lecture et les promenades. La comtesse n’appréciait guère que Saber courtise sa fille. Celui-ci ne possédait en effet qu’une seule épaulette à franges quand ses camarades, Piquebois excepté, en alignaient deux. Elle n’en était pas tout à fait sûre, mais il lui semblait bien que cette unique épaulette à franges marquait un grade inférieur – et donc d’un intérêt inférieur. Elle décida de n’adresser spontanément la parole qu’aux officiers « correctement épaulettés ». Dans son esprit, Saber et Piquebois se retrouvèrent donc rayés de rouge. Quant au sous-officier, lui, il n’existait pas. Le comte avait deviné les pensées de son épouse. Estimant le comportement de Saber excessif, il profita d’une erreur commise par ce dernier. Saber crut en effet se mettre en valeur en parlant de la bataille de Wagram. Il s’apprêtait à se lancer dans l’explication de l’une de ses interventions salvatrices lorsque le comte s’exclama : « Vous vous trouviez à Wagram ? Mais il y avait beaucoup de Polonais à Wagram ! » Et il enchaîna avec une série de questions. Saber se retrouva donc prisonnier de Wagram, libérant par là même Natalia.

— Qu’est-ce qui vous plaît en Russie ? demanda celle-ci sans s’adresser à l’un des Français en particulier.

Saber enrageait, mais il ne pouvait décemment pas abandonner les chevau-légers polonais juste avant une charge.

— Ce qui me plaît le plus en Russie, c’est la Pologne, déclara tranquillement Piquebois.

Fanselin paraissait plus réservé.

— Pour l’instant, la Russie ne nous a offert que des coups de feu sur un parterre de cendres, mais je suis sûr qu’il y a des choses fascinantes à découvrir.

— Lesquelles ? interrogea Natalia.

— Je n’en sais rien, mais, si elles sont là, je les trouverai.

Fanselin se mit alors à parler avec une voix qu’on ne lui connaissait pas, une voix à la fois émerveillée et assombrie par les regrets.

— En Suède, il existe des régions où la nature est partout et où on ne voit à perte de vue que des lacs et des forêts. Lorsque vient l’automne, les couleurs des feuilles expriment une infinité de nuances. En Italie, des monuments antiques ont étonnamment survécu. On ne serait pas plus surpris que ça de croiser des hommes en toge et discutant en latin. Dans le Sud de l’Espagne, l’art chrétien occidental et l’art musulman des Maures fusionnent dans une harmonie unique au monde, réalisant ainsi ce que l’homme n’est jamais parvenu à accomplir. J’ai vécu dans ces trois pays durant plusieurs mois avant de finir par me lasser. Mais je sais qu’un jour, je découvrirai un paysage et une culture qui me feront intensément me sentir chez moi. Ce jour-là, je déposerai armes et bagages et je fonderai un foyer. Peut-être trouverai-je enfin mon paradis en Russie. Peut-être pas.

Natalia hocha la tête d’un air distant, méditant ces paroles.

— Et vous, capitaine Margont ?

— Chaque pays possède sa culture et toute culture est, par définition, passionnante. Je suis venu rencontrer la culture russe et lui apporter les idéaux républicains.

La jeune femme parut contrariée.

— Rencontrer la culture russe ? Ignorez-vous donc que les vainqueurs anéantissent toujours la culture des vaincus ? Qu’ont donc gardé les conquistadores de la culture des Aztèques et de celle des Incas ? À part des esclaves, des terres et l’or obtenu par la fonte de leurs bijoux, je ne vois pas.

— Eh bien peut-être sont-ils justement passés à côté du plus précieux. Comme les pies, ils se sont jetés sur ce qui brillait.

— Et que connaissez-vous donc de la culture russe ou polonaise ? Ah, vous allez me dire que les moujiks dansent accroupis en lançant leurs jambes en avant, que les popes ont de longues barbes amusantes, qu’on se déplace en traîneaux l’hiver et que les clochers des églises ont des toits décidément bien bizarres... Alors si c’est ça, la culture russe, d’après vous...

— Tout cela en fait partie, en effet. Mais un élément essentiel de cette culture me paraît être la ténacité. Lors d’un combat, j’ai vu une rangée entière de Russes s’effondrer sous la fusillade de notre compagnie. Il ne restait plus que trois soldats debout. Croyez-vous qu’ils se soient rendus ? Pas du tout, ils se sont battus au corps à corps avec acharnement comme s’ils s’étaient trouvés au beau milieu de leur bataillon, tassés les uns contre les autres pour nous faire face. Et cette combativité russe, on la retrouve un peu chez vous.

Son interlocutrice cligna des yeux. Jamais on ne lui avait parlé ainsi. Sa mère avait remarqué son trouble, mais, maîtrisant mal le français, elle n’en avait pas bien saisi la raison. Croyant que sa fille avait été choquée par l’évocation virile de quelque exploit belliqueux, elle s’empressa de déclarer :

— La guerre est une terrible chose. Mieux vaut ne pas en parler.

Piquebois se raidit sur sa chaise.

— Comme vous avez l’art de bien résumer les choses et de régler adroitement les problèmes les plus difficiles, comtesse.

La comtesse lui sourit poliment pour le remercier de ce compliment dont l’ironie acerbe lui échappait complètement. Elle décréta qu’il était temps de passer à table et se leva. Son mari lui prit le bras. Fanselin fit de même avec Natalia, privilège de la Garde oblige... Tandis qu’ils gagnaient la salle à manger, Saber murmura à Margont :