— On tente de séduire la jeune comtesse ? Un château et un titre de comte pour le prix d’une alliance, on amortit plutôt bien ses frais. C’est pitoyable ! Et te voir te vanter ainsi de tes exploits militaires...
— Mais mon cher Irénée, c’est ta propre histoire que tu m’attribues là...
— Pitoyable !
* * *
La salle à manger, démesurée, était décorée de tapisseries représentant des forêts impénétrables ou des cascades dans lesquelles se baignaient des ondines. Les Russes excellaient dans l’utilisation du verre de couleur dans les luminaires. Ainsi, le verre émeraude de la tige du lustre créait avec les cristaux un jeu de lumière qui se mêlait harmonieusement aux tons des tapisseries. La nappe était vert sombre et l’on retrouvait cette couleur sur le pourtour des assiettes et sur les armoiries du comte. Celles-ci, une tête d’ours argentée sur fond sapin, se trouvaient représentées au centre de chaque plat, ciselées sur les verres en cristal et gravées sur les couverts en argent. La construction du château, étape par étape, était peinte sur de grands vases en porcelaine qui alternaient avec des vases en cristal à trépied. Margont remarqua que, par une subtile disposition des glaces et des lustres, on obtenait un éclairage intense, ce qui était le cas ce soir-là, alors qu’en éteignant seulement quelques bougies, la lumière pouvait devenir intime. Le comte et son épouse prirent place aux deux extrémités de la table. Le comte fit asseoir Margont à sa droite et sa fille à sa gauche. La comtesse, Fanselin à sa droite et Piquebois à sa gauche. Saber siégeait entre Fanselin et Natalia et Lefine, en face de Saber. Margont apprécia le confort des chaises qui n’avaient rien à voir avec le style Empire, mélange d’influences antiques gréco-romaines et de grandeur militaire. Comment l’Empereur pouvait-il apprécier ces lignes trop géométriques et ces arêtes irritantes que les rabots se refusaient à adoucir ? Enfin, si cette esthétique piétinait le fonctionnel, elle avait au moins le mérite de le faire avec panache.
Le comte dit les grâces et le repas débuta par un immense plateau de zakouski, ces traditionnels amuse-gueule et hors-d’oeuvre variés. Il y avait des bouchées à la viande, des canapés de pain noir aux garnitures multicolores, des croquettes, des cuillères en nacre emplies de caviar...
— J’aime beaucoup l’architecture russe, déclara Saber à Natalia.
— Dans ce cas, pourquoi la bombardez-vous ?
Saber resta sidéré. Il n’avait pas sérieusement imaginé que l’on puisse résister à son charme.
— Ma chère Natalia, intervint le comte d’un ton empreint de paternalisme, vous vous exprimez sur des sujets dont l’ampleur vous dépasse.
— La politique de l’Empereur nous dépasse tous, fit remarquer Margont.
« Elle dépasse même votre Empereur », songea la comtesse. Margont réalisa pourquoi le comte lui paraissait avoir un air familier. Il lui rappelait Saber. C’étaient ces gestes empreints d’une « supériorité naturelle » que Saber s’évertuait à copier maladroitement. L’attitude de Saber n’avait aucun sens. Il possédait des qualités remarquables de stratège et perdait son temps à apprendre le savoir-vivre mondain et à tenter de se donner un genre. La nature lui avait offert un don précieux et il se lamentait sur la qualité de l’emballage.
Les zakouski laissèrent la place à un potage rouge à l’ukrainienne, à base de paprika et de crème aigre. Le comte se lança à nouveau dans l’histoire de la famille Valiouski. Hélas, il commença cette fois par la bataille de Tannenberg, ou bataille de Grunwald, qui avait eu lieu... en 1410. C’était à l’issue de celle-ci que Ladislas II Jagellon, roi de Pologne et grand-duc de Lituanie, avait récompensé la famille Valiouski en l’anoblissant et en lui accordant l’ours pour blason. L’ours parce que ces « paysans mal léchés » avaient fait un carnage et s’étaient emparés d’une bannière ennemie, celle de Johann von Redern, commandeur de Brathian et de Neumarket. Celle-ci était blanche et décorée de trois cornes de cerf qui se rejoignaient à leur base. Le comte regrettait de ne pouvoir l’exhiber, mais elle était exposée dans l’une de ses demeures campagnardes proche de Moscou.
— Alors nous la verrons bientôt, décréta Fanselin.
Le comte racontait en détail l’écrasement des chevaliers Teutoniques par l’armée de Ladislas II Jagellon. Or, justement, Napoléon avait ordonné en 1809 la dissolution de cet ordre religieux et militaire. Le comte voyait ainsi entre la France et la Pologne une infinité de points, d’ennemis et de désirs communs. Son souhait ardent de voir rétablir la Pologne prenait le pas sur son intelligence : il croyait sincèrement que l’avenir de la France et celui de la Pologne étaient intrinsèquement liés, notion que l’histoire avait maintes fois formellement prouvée à ses yeux. Saber se rêvait en comte polonais, le comte s’imaginait dans une Grande Pologne... Margont se demanda donc à quoi lui-même aspirait. A ce genre de question, son idéalisme avait l’habitude de répondre immédiatement liberté des peuples, fin des boucheries, paix stable en Europe, propagation des idées républicaines... Mais, ce soir-là, il était lassé. Tout ce qu’il désirait, c’était passer une agréable soirée. La faim et la fatigue rétrécissent notablement les grandes aspirations. Natalia n’écoutait pas son père. D’ailleurs, la bataille de Tannenberg, elle l’avait si souvent entendu raconter qu’elle finissait par se demander si elle n’y avait pas bel et bien participé. Margont l’intriguait. Il lui semblait différent des hommes qu’elle avait rencontrés jusque-là. Son père lui avait toujours donné des ordres. Ses courtisans, qui s’étaient montrés bien nombreux ces dernières années, paraissaient tout aussi dirigistes. Ils n’entendaient rien de ce qu’elle leur disait et se bornaient à penser que son avis était toujours identique au leur. Et encore, cela concernait les meilleurs prétendants, ceux qui acceptaient l’idée que les femmes puissent avoir une opinion (avoir et non émettre). Le summum avait été atteint au début de la guerre. Elle avait vu défiler dans le palais un capitaine des hussards de la Garde, un vieux colonel d’infanterie, un lieutenant du régiment Preobrajenski (surtout, ne pas oublier de le féliciter d’être passé dans la Garde, lui avait répété cent fois sa mère) et un nombre étonnant d’aides de camp. D’ailleurs, elle trouvait stupide que ces derniers soient si nombreux. Puisque tous les régiments se méprisaient les uns les autres et que leurs officiers allaient parfois jusqu’à refuser de s’adresser la parole, à quoi bon aligner autant de messagers ? En fait, elle n’ignorait pas que les nobles se disputaient les postes d’aide de camp à l’état-major, et ce, parce que c’était fort bien vu et que l’on avait des chances (relatives) d’être moins exposé au feu ennemi. Tous ces visiteurs s’étaient montrés d’une maladresse inconcevable. La plupart lui avaient promis de lui rapporter un drapeau français surmonté de son aigle. Ils croyaient ainsi lui faire plaisir alors que cette idée l’horrifiait. Une pièce de tissu éclaboussée de sang et accompagnée de la certitude que son porteur comme son escorte avaient été exterminés et que l’on avait ôté la hampe de leurs doigts morts : quel superbe présent ! Et puis, on possédait déjà celui pris à Tannenberg, combien en faudrait-il encore ? Un cosaque était même venu lui promettre la tête de Napoléon, la confondant probablement avec Salomé. Elle bénissait les idées propolonaises de son père sans lesquelles elle se serait retrouvée mariée depuis longtemps déjà avec un aristocrate russe. Mais sa relative liberté touchait à sa fin. Sa mère lui avait laissé six mois pour arrêter son choix sur l’un des noms d’une liste établie par ses soins pour l’« aider à éviter une erreur qu’elle aurait regrettée toute sa vie ». La guerre avait reporté l’échéance car annoncer des fiançailles avec quelqu’un qui se serait fait tuer peu après l’aurait placée dans une situation difficile vis-à-vis des prétendants rescapés. Et la guerre ! Les hommes faisaient la guerre pour mille raisons différentes, mais qu’est-ce qui changeait réellement en cas de victoire ? Elle ne voyait qu’une réponse : la couleur des uniformes et les motifs des bannières que l’on accrocherait dans les salons. Margont pouvait-il être différent ? Elle avait envie de le provoquer, de le pousser dans ses derniers retranchements pour étudier ses réactions. Oh, elle ne se berçait pas d’illusions. Il s’enfermerait certainement dans un mutisme indigné, comme le lieutenant Saber, ou il lui ordonnerait de se taire, à l’instar de son père. Ou bien pis encore, il se comporterait comme ses prétendants, accueillant ses commentaires d’un sourire plein d’une indulgence bienveillante insupportable... Dans ce cas, elle s’empresserait de vider son verre de peur de ne pas pouvoir s’empêcher de lui en jeter le contenu à la figure.