Выбрать главу

Lorsque les domestiques apportèrent le koulibiac, brioche farcie au saumon, aux champignons, au céleri, au riz, aux oignons et à l’aneth, elle déclara à Margont :

— Voilà un peu plus de culture russe que vous allez pouvoir dévorer.

— Vous, vous dévorez bien nos livres : Voltaire, La Fontaine...

Il avait remarqué les livres ? Un accident, certainement.

— Vous connaissez donc les fables de La Fontaine ? La lecture en est édifiante. « Le loup et l’agneau », par exemple : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. »

— Chère Natalia, intervint le comte : « Ayant chanté tout l’été, la cigale fut fort dépourvue quand la bise fut venue. »

Ce qu’il fallait traduire par : si la cigale Natalia continuait à persifler, l’hiver éternel – à savoir le mariage qu’elle redoutait tant – se ferait plus précoce que prévu.

— « Dura lex sed lex », résuma Margont.

— Mais Natalia se fait toujours un plaisir d’obéir à ses parents, capitaine, prétendit la comtesse. En France, ne dites-vous pas : « Bon sang ne saurait mentir » ?

— Oh ! nous disons surtout : « Ce que femme veut, Dieu le veut. » Mademoiselle, je conçois que notre présence forcée soit irritante. Cependant, l’hospitalité russe...

— Et que savez-vous de l’hospitalité russe ? interrogea Natalia.

— Eh bien, on dit que les samovars sont ventrus parce qu’on veut être sûr de toujours avoir assez d’eau bouillante pour pouvoir servir du thé à tous les invités.

La jeune femme fut surprise. Ainsi, il savait cela ? Non, il était obligatoirement comme les autres. Elle voulait griffer ce vernis pour en avoir la preuve.

— Quel cadeau offririez-vous à vos hôtes pour les remercier ?

Sa mère sourit, interprétant cette question comme un désir cupide enfantin. Selon elle, il ne pouvait pas y avoir d’autre explication.

— La Pologne ! La Pologne ! souffla le comte, radieux.

Natalia fixait Margont, se demandant si lui aussi projetait de lui faire présent d’étendards, de canons et de piles de cadavres.

— La promesse de les recevoir en France aussi chaleureusement. Mais sans caviar, j’en ai peur...

Alors Natalia demanda d’un ton faussement ingénu :

— Faudra-t-il que père vienne aussi en uniforme et accompagné de cinq cent mille soldats ?

— On aurait assez de boulets pour tous les nourrir, marmonna Saber dans son coin sans détourner la tête.

Le comte était furieux. D’un geste discret, il intima l’ordre à son armée de domestiques d’investir le champ de bataille. Le koulibiac de saumon fut remplacé par un lièvre à la polonaise. Du lard, du saindoux, de la crème fraîche, du genièvre et du caramel : une folie, mais un délice. Il était accompagné de pommes de terre et de chou rouge. Tous les convives se réjouissaient devant ce spectacle. La joie de Fanselin était la plus intense tant il vivait pour découvrir de nouvelles saveurs, au sens le plus large possible du terme.

— Natalia joue très bien du clavecin, annonça le comte.

La jeune comtesse porta avec grâce sa serviette devant sa bouche pour qu’on ne la voie pas serrer les dents. Parce que en plus, on espérait la faire jouer après le repas ?

— Il faut croire qu’elle n’en joue pas assez puisqu’on dit que la musique adoucit les moeurs, plaisanta Margont.

Natalia était sidérée. Voilà que, maintenant, on l’attaquait sur le terrain de l’ironie, son terrain ! Parce que, si on lui ôtait l’ironie, que lui resterait-il, qui relèverait de ses propres choix ? La couleur des plumes de ses rossignols et la longueur de ses châles...

— Et c’est un soldat qui m’explique comment adoucir les moeurs ? répliqua-t-elle.

— Je ne suis militaire que parce que nous vivons une époque de guerres.

— Que ferez-vous lorsque la paix sera enfin signée ? demanda la comtesse.

Sa question était à ses yeux un moyen plein de tact de se renseigner sur la fortune de cet officier. Certes, elle le jugeait peu gradé. Mais il appartenait à l’armée française, la seule dans laquelle n’importe qui pouvait s’élever jusqu’au sommet. Elle avait appris que Murat était le fils d’un aubergiste. Oui ! Un aubergiste ! Ah vraiment, c’était absurde, absurde, absurde ! Il avait commencé sa carrière en tant que simple soldat. Aujourd’hui, à quarante-cinq ans, il était maréchal de France, grand amiral de France, grand-duc de Berg et de Clèves, prince et, pour finir, roi de Naples. Un fils d’aubergiste roi de Naples ! Ah, les Français et leur Révolution : aucun respect pour les règles et les barrières sociales.

Margont déposa ses couverts pour répondre. Ses rêves avaient plus de goût encore que le fameux lièvre à la polonaise.

— Eh bien, je souhaiterais lancer un journal.

« Un journal, Dieu qu’il est amusant ! » songea la comtesse. Elle inventa sur-le-champ un petit proverbe : « Aubergiste, roi de Naples ; journaliste, roi des Alpes. »

— Un journal ? s’étonna Natalia.

Au vu de l’intérêt suscité chez sa fille par ce capitaine, la comtesse Valiouska jugea tout compte fait ce dernier nettement moins drôle. Elle s’inquiétait déjà que son adage ne devienne : « Aubergiste, roi de Naples ¡journaliste, comte Valiouski » et ça, il n’en était pas question.

— J’adore écrire et...

Mais Margont fut interrompu par Piquebois.

— Tu envisages sérieusement de lancer un journal ? Mais mon pauvre ami, c’est impossible. La censure te fera plier boutique en quelques semaines. Et dire que la loi t’oblige à payer toi-même le censeur nommé par l’État.

Margont acquiesça, les lèvres plissées par la colère.

— Eh oui, on doit donner de l’argent à ce corbeau qui vous picore le foie.

— Et il a son mot à dire sur chaque ligne, sur la mise en pages... De toute façon, un décret interdit qu’il y ait plus d’un journal par département, alors ton projet ne peut que s’éterniser sur une liste d’attente sur laquelle le préfet s’assied tous les matins.

— Je sais tout cela. Avant 1800, à Paris, il existait plus de soixante-dix journaux. Aujourd’hui, il en reste environ une demi-douzaine. Il n’y a guère que la commission de la liberté de la presse à réellement se montrer en faveur de la liberté de la presse puisqu’elle se considère comme incompétente pour juger les journaux et ne se mêle jamais de rien. Ça ce sont des républicains ! Maintenant, il faudrait censurer la censure.

Fanselin s’intéressait également au sujet.

— La seule chose qui soit intéressante à lire reste les bulletins de la Grande Armée.

Piquebois eut une moue sceptique.

— Certes, j’aime lire les bulletins, mais la vérité est déformée par la propagande. Il y a les ennemis morts sur le champ de bataille et ceux morts sur la page du bulletin et ces derniers sont souvent bien plus nombreux.