Выбрать главу

— « La plume est plus forte que l’épée », ironisa Margont.

— C’est vrai que, dans les bulletins, tout a l’air facile, surenchérit Saber. On vous annonce qu’on a enfoncé les Autrichiens par-ci, et les Prussiens par-là... Certes, certes. Mais on ne raconte pas à quel point ce fut difficile ni à quel prix ce fut payé.

Fanselin leva les mains pour concéder.

— Je sais, je connais l’expression « Menteur comme un bulletin ». Mais j’aime les bulletins de la Grande Armée parce que j’y ai été cité à propos de la bataille d’Essling. Et ce fut ce bulletin qui m’ouvrit ultérieurement la porte des lanciers rouges. Ce que j’apprécie aussi, c’est qu’on ressent quelque chose en les lisant : une émotion, un enthousiasme, voire une exaltation ! L’armée française qui enfonce l’armée autrichienne, c’est quand même quelque chose ! Et tant pis si on prétend que vingt mille Russes ont fini au fond d’un étang à Austerlitz alors qu’il n’y en a pas eu le quart.

— Ce qui est bien dommage..., murmura le comte.

Margont, fou de joie, désignait Fanselin.

— Bien parlé ! Si on écrit, c’est pour créer une émotion chez le lecteur ! Les mots luttent contre l’insipidité du quotidien.

— Alors on se demande pourquoi les journaux qui restent existent encore, fit remarquer Saber.

— Pourquoi dites-vous cela ? interrogea le comte tandis que, au grand dam des Français qui s’attendaient au dessert, les domestiques apportaient des poussins au paprika à raison de trois par personne.

Margont fixait les petits volatiles déposés devant lui. Il ne les avait pas entamés et se sentait déjà repu jusqu’à la nausée. Un capitaine de l’armée française vaincu par trois poussins, quelle tristesse...

— La censure est telle que tous les journaux disent la même chose de la même façon, à savoir : tout ce que fait l’État est admirable, expliqua-t-il. C’est l’alléluia impérial quotidien.

— Ils devraient imprimer tous les jours le même gros titre : « Formidable ! », proposa Piquebois.

Natalia paraissait déçue lorsqu’elle déclara à Margont :

— Votre projet s’annonce difficile...

— J’ai déjà réfléchi à ce problème. En attendant que la censure devienne moins étouffante, je pourrais lancer un mensuel des arts et spectacles. Il y aurait des critiques littéraires, des commentaires sur les pièces de théâtre... Et en tournant adroitement certaines phrases sur ces sujets, on pourrait discrètement revenir à la politique par la bande...

Saber était hilare.

— Un journal uniquement rempli de critiques littéraires et de comptes rendus sur les pièces de théâtre ? Quelle idée ! Et pourquoi pas des recettes de cuisine aussi ?

— En effet, pourquoi pas ? rétorqua Margont tout en adressant un sourire complice à Natalia qui foudroyait du regard un Saber toujours en plein fou rire.

— Ne l’écoute pas, Quentin, conseilla Piquebois. Quand ton journal paraîtra, Irénée viendra régulièrement te demander pourquoi la première page ne parle pas de lui.

— En tout cas, vous voyez, le simple fait de parler d’un journal a le don de provoquer des débats et donc de stimuler la liberté d’expression, conclut Margont.

Durant le reste du repas, le comte reprit la parole, persuadé que ses invités attendaient avec impatience la suite de l’histoire de la famille Valiouski. Lorsque le dessert arriva, ce fut sur un plateau d’argent porté par deux domestiques. Les Français contemplaient avec hésitation les brioches dorées ou meringuées et les gâteaux épicés au miel. Natalia, percevant leur trouble, déclara :

— N’oubliez pas qu’après le repas, vous avez encore l’armée russe tout entière à engloutir.

Le regard du comte se fit lourd de reproches à l’égard de son épouse. Voilà où, selon lui, l’éducation choisie par elle avait mené leur fille. Les mères sont souvent bien seules dans ces cas-là. Fanselin et Margont sourirent de concert pour signifier qu’ils ne se sentaient pas offensés.

Le repas se termina, enfin, par du thé fumé très infusé accompagné de lait, de miel et de caramels. Les domestiques versaient dans les tasses un peu d’extrait contenu dans la tcheïnik, la petite théière qui surmontait le samovar, avant de faire couler par-dessus l’eau dont le samovar conservait la chaleur. Natalia observait discrètement les mains de Margont. Ses doigts plutôt fins, la façon dont il tenait sa tasse... Inexplicablement, cela lui plaisait.

La comtesse Valiouska se leva au moment où l’on emportait le samovar et décréta qu’il était temps pour sa fille et elle d’aller se coucher. Margont regarda avec regret Natalia s’en aller. Il eut la surprise de la voir revenir un instant plus tard. Sa mère la suivait, pareille à un spectre qui veille à ce que l’âme dont il a la charge ne s’enfuie pas des Enfers où il doit la conduire, à savoir une chambre ennuyeuse. Natalia s’approcha de Margont et lui tendit un livre intitulé en français : Extraits de la littérature française.

— Voilà pour vous puisque vous appréciez tant les mots. Vous me le rendrez lorsque votre armée repassera par Smolensk.

Plusieurs minutes plus tard, installé dans un salon rouge, tandis que le comte vantait la vodka produite sur ses terres, Margont pensait toujours à Natalia. Il voyait les gestes du comte et de ses amis sans entendre leurs propos. Il avala machinalement une gorgée du verre qu’on lui avait servi et la sensation de brûlure causée par la vodka le ramena à la réalité. Une réalité maintenant tissée d’une conversation sans intérêt. La soirée avait été magnifique parce qu’elle avait été hors de la guerre, hors du temps.

20

Le réveil fut particulièrement désagréable. La soirée de la veille semblait appartenir à un passé déjà lointain. Un domestique vint réveiller Margont pour lui annoncer qu’un officier exigeait de le voir, le capitaine Dalero, des grenadiers de la Garde royale italienne. L’habit vert de Dalero était barré en diagonale par un baudrier en cuir blanc. Son énorme bonnet à poils et son plumet rouge le faisaient paraître immense. Mal rasé et l’uniforme froissé, il présentait aussi mal que Margont, mais lui en souffrait visiblement. Une étrange cicatrice en arc de cercle, qui cernait le sommet de la pommette gauche, marquait son visage basané. Margont se demanda s’il ne se l’était pas faite lui-même pour se donner une allure martiale. Dalero entraîna immédiatement Margont au-dehors. Il marchait si vite que les trois grenadiers qui l’accompagnaient avaient du mal à les suivre. Quant à Lefïne, que Margont avait fait prévenir, il était encore en train de s’habiller dans sa chambre.

— Je suis envoyé par Son Altesse le prince Eugène. Celui que vous recherchez a peut-être tué une nouvelle fois.

Margont blêmit. Il pensa à Natalia, même si c’était absurde puisque plusieurs dizaines de soldats de sa compagnie logeaient dans le château. Par ailleurs, Dalero et lui s’éloignaient de la demeure des Valiouski. Malgré tout, son esprit superposa deux images, celle de Natalia allongée sur son lit et celle du cadavre torturé de Maria. Cette vision se précisa et Margont eut l’impression de se trouver véritablement devant elle. Sa dépouille été labourée par une lame ; ses mains crispées sur sa gorge tranchée ; ses cheveux, collés par le sang, voilaient en partie son visage ; son corps nu était exhibé dans une position impudique choisie par son bourreau. Plus Margont voulait chasser cette scène, plus celle-ci devenait claire, crédible. Une tension extrême l’envahit. Il s’imagina face au meurtrier. Il se jetait sur lui, le transperçait d’une multitude de coups d’épée et ne s’arrêtait que pour contempler une forme inerte à ses pieds. Il s’étonna de la violence de ce songe et essaya de se débarrasser de sa peur et de sa haine. En vain. Le capitaine Dalero ne remarqua rien. Il affichait ce détachement qu’avait connu Margont jusqu’à ce qu’il soulève le couvercle du cercueil de Maria.