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— Le prince est furieux contre vous ! annonça Dalero. Pourquoi lui faites-vous si peu souvent transmettre des nouvelles ? Pourquoi l’assassin n’a-t-il pas encore été identifié ?

Margont écarta les bras.

— C’est pourtant si simple...

— Nous pouvons parler sans crainte : mes hommes ne comprennent que l’italien et le prince m’a mis au courant de tout. Qu’avez-vous appris de nouveau ?

— Rien, mentit Margont. Nous avons une trentaine de suspects, mais certains ont un grade élevé. Il y a même des colonels sur cette liste !

— Des colonels..., répéta Dalero comme s’il avait besoin de se l’entendre dire pour commencer à y croire.

Les rues étaient quasiment désertes. On croisait seulement quelques habitants égarés ou des soldats ivres qui titubaient.

— Toujours la plus grande discrétion ! s’exclama Dalero. Ça, c’est le seul point sur lequel le prince est satisfait de vous. J’ai fait interroger les domestiques de la maison : la victime était... comment dites-vous déjà en France, vous avez un terme délicieux... Ah oui ! Une « croqueuse d’hommes ».

— Non, pas une croqueuse d’hommes ! le coupa Margont.

Dalero haussa les sourcils.

— Et pourquoi pas une coureuse ?

— Je ne vous réponds pas. Puisque seule ma discrétion est appréciée, autant la conserver.

— Bon. Soit. Cette femme s’appelait Ludmila Sperzof. Elle avait épousé le comte Sperzof, un capitaine des hussards qui s’est fait tuer durant la guerre contre les Turcs. Les serviteurs de la maison étaient très attachés au capitaine et ils haïssaient leur maîtresse : ils ne se sont pas privés pour en raconter long sur elle... Elle ne cessait de tromper son mari, même avec les hussards qu’il avait sous ses ordres. On m’a rapporté toutes sortes d’histoires : qu’elle avait eu une liaison avec Untel ou Untel, que tout Smolensk était au courant, qu’elle ne respectait même pas l’anniversaire de la mort de son époux, qu’il lui arrivait d’entraîner deux hussards en même temps dans son lit...

— Vous êtes sûr que ce n’est pas l’un des domestiques qui l’a tuée ?

— Vous remontez dans mon estime. Je ne crois pas. Je vais en venir au crime, mais permettez que je termine le récit du couple Sperzof. Un vieux domestique, ancien hussard sous les ordres du capitaine, m’a laissé entendre que celui-ci, désespéré par la conduite de son épouse, s’était fait sauter la cervelle. Ses hussards ont caché cela et ont chargé le lendemain avec son cadavre qu’ils ont abandonné sur le champ de bataille avant de revenir le chercher avec tous les honneurs.

— Officiellement, on blâme donc les Turcs et pas la sultane... Quel genre d’hommes choisissait-elle pour amants ?

— Je n’avais rien demandé d’aussi précis, mais ses servantes se battaient pour me livrer les détails les plus salaces. La comtesse Sperzof aimait tout particulièrement les militaires, surtout ceux qui avaient des manières violentes. Une nuit, l’un d’eux a d’ailleurs tenté de violer l’une des femmes de chambre.

Margont semblait perdu.

— Vous êtes certain de ce qu’on vous a raconté ? Peut-être que l’un des domestiques en voulait à la comtesse et l’a calomniée...

Dalero secoua catégoriquement la tête.

— J’ai interrogé huit domestiques et tous disent la même chose. La comtesse recevait souvent des officiers et les faisait boire. Parfois, elle ne prenait même pas la peine de gagner sa chambre et le repas tournait à l’orgie. La comtesse y mêlait une jolie servante qui avait les mêmes moeurs qu’elle et qu’elle a chassée lorsque celle-ci est tombée enceinte.

— Elle n’avait tout de même pas que des soudards pour amants !

— Si. Les gens aux manières plus normales ne l’intéressaient pas. Certains tentaient leur chance – car la comtesse était belle et riche –, mais en vain. Uniquement des brutes. L’amant qu’elle a conservé le plus longtemps, c’est-à-dire trois mois, était un lieutenant des dragons nommé Garoufski. Un jour, il a rossé un domestique parce que l’eau de son bain avait refroidi. Une autre fois, il a cassé deux dents à une servante.

Le gant blanc de Dalero vint serrer le pommeau de son sabre. Il souriait. Il était effrayant.

— Ah ! comme je serais heureux de me retrouver face à ce Garoufski.

Margont irritait la paume de sa main en caressant sa barbe de la veille.

— Revenons-en à l’assassin que nous traquons. Ce n’est certainement pas le même homme qui a tué notre Polonaise et cette comtesse.

— Eh bien moi je suis convaincu du contraire. La victime a été criblée de coups de couteau. On m’a raconté que la Polonaise avait été traitée de la même façon. Pour moi, tant de cruauté est la marque de celui que nous cherchons. Mais vous verrez cela par vous-même.

Le groupe s’arrêta devant une grande demeure dont la façade pastel avait été noircie par la suie. Un grenadier de la Garde royale qui en gardait l’entrée se figea au garde-à-vous. Seuls Dalero et Margont pénétrèrent dans la maison.

— Comment a-t-elle rencontré son meurtrier ?

— À la tombée de la nuit, elle s’en est allée à la « chasse à l’amant » – ce sont les termes des domestiques. Pour éviter d’être agressée par quelqu’un qu’elle n’aurait pas choisi, elle s’est fait escorter par Yvan, une espèce de moujik géant.

— Mais pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? Je dois absolument le rencontrer.

— Il est là.

Dalero indiquait une minuscule chambre installée sous les escaliers. « Niche » aurait été un terme plus approprié. Un homme à la barbe hirsute gisait sur une paillasse qui occupait tout l’espace. Il était si grand que ses mollets dépassaient de sa couche. Sa tunique crème était ensanglantée. Il était mort.

— Yvan vouait une fidélité sans bornes à la comtesse. Il lui servait de garde du corps, empêchant le harcèlement de sa maîtresse par les hommes qu’elle avait jetés hors de son lit, et d’« amant de secours » en cas de « période creuse ». Il logeait sous les marches afin d’être réveillé par quiconque montait ou descendait.

Margont entra dans le cagibi. Il examina le manteau posé par terre et trouva un pistolet et un couteau de chasse dans l’une des poches. Dalero contemplait le cadavre avec dégoût. Il le considérait comme il aurait considéré une bête hideuse tuée à la chasse.

— La comtesse est donc sortie cette nuit avec Yvan. Elle a dû errer avant de rencontrer un homme à sa convenance. Tous les trois sont revenus ici. Le domestique qui les a vus rentrer a dit qu’il était environ une heure du matin. L’« heureux élu » tenait à garder l’anonymat, car il portait un manteau muni d’une capuche qu’il a gardée rabattue, même en montant l’escalier.

— Donc il savait déjà qu’il la tuerait.

— Le domestique n’a pas vu le visage de cet homme. Tout ce qu’il peut en dire, c’est qu’il était plutôt grand.

— Ses bottes ? Ses mains ? Sa tenue ? Il n’a rien remarqué ?

— Non. La comtesse parlait et riait. Lui ne disait rien. Quand la comtesse gagnait l’étage avec quelqu’un, aucun domestique n’avait le droit de monter. Yvan dormait dans sa niche et malheur à celui qui le réveillait !

— Pauvre homme. Il était jaloux.

Le front de Dalero se couvrit de rides.

— Jaloux d’une telle femme ? Enfin... La comtesse chassait souvent ses amants au bout d’une heure. Une vieille habitude héritée de l’époque où son mari rentrait tardivement de ses parties de cartes. L’homme redescendait alors l’escalier, ce qui réveillait Yvan qui lui ouvrait la porte. Ensuite, la comtesse ordonnait à Yvan de changer ses draps salis...

— Yvan attendait le départ de l’« invité », puisqu’il était habillé, fît remarquer Margont. Pas de traces de lutte. L’assassin a plongé par surprise la lame de son couteau dans le coeur d’Yvan.