— Exactement comme pour la sentinelle.
Margont monta rapidement les marches. Lorsqu’il aperçut le cadavre de la victime, son visage déformé par la douleur et son corps lacéré de toutes parts, il revit Maria Dorlovna dans son cercueil. C’était le même assassin. Il y avait deux nouvelles victimes et une partie de ses théories venait de s’effondrer.
Le corps nu de la comtesse était étendu sur le lit, au coeur d’une immense tache sanglante. Les blessures lui semblèrent plus nombreuses et plus horribles encore que sur la première victime. Une partie des muscles de l’avant-bras avait même été découpée, mettant les os à nu. Pour étouffer les cris, l’assassin avait procédé de la même façon qu’avec Maria : la housse de l’oreiller était mordue, déchirée et imbibée de salive et de sang. D’autres éléments n’avaient aucun sens en apparence. L’assassin avait cassé des oeufs crus au-dessus des seins lacérés de sa victime. Il avait empilé des noix sur son sexe et étalé de la confiture de mûres sur son visage, le maculant de débris de peau noire. Des morceaux de lard avaient été disposés sur son ventre. Un livre avait été placé dans sa main gauche, ouvert sur une carte de l’Afrique. La couverture arrachée d’un autre livre dont le titre était en russe avait été posée sur la cuisse gauche tandis que les pages gisaient éparpillées sur le sol. Enfin, on avait répandu des feuilles de thé autour des pieds.
Le capitaine Dalero n’avait pas dépassé l’encadrement de la porte. Ne pouvant reculer par devoir, ne pouvant avancer par dégoût, il était littéralement piégé entre deux univers, celui de la lâcheté et celui de la démence. Margont le devina et déclara :
— Capitaine, pouvez-vous trouver un domestique qui saurait nous traduire les titres de ces ouvrages ?
Dalero pouvait enfin battre en retraite honorablement, ce qu’il s’empressa de faire. Margont prit les livres et ramassa quelques pages arrachées. Il contempla les traces de pas sanglantes qui allaient du lit jusqu’au baquet d’eau posé sur une table. Un vieil homme arriva quelques minutes plus tard.
— Je traduis, déclara-t-il en roulant les r.
Il examina les couvertures que lui présenta Margont.
— Livre de cartes et livre militaire de la guerre contre Turcs par colonel Outchekine. Le comte aimait beaucoup.
— Où étaient-ils rangés ?
— Salon en bas.
— Et les oeufs ? Le lard ?
— Cuisine ou garde-manger.
— Bien. Alors que personne n’aille dans ces pièces tant que je ne les aurai pas inspectées. Personne, c’est clair ?
Le domestique paraissait relativement peu choqué de découvrir sa maîtresse dans cet état. Margont lui posa la question. Le serviteur haussa les épaules.
— Moi toujours dire que elle finir comme ça. Maintenant, elle brûle en enfer. Et elle doit aimer.
— Personne ne mérite une mort pareille.
Margont demeura un long moment immobile, observant ces éléments. Tout cela avait une signification, il en était convaincu. Une nouvelle énigme, mais d’autant plus difficile à déchiffrer que la vision de ce cadavre mutilé et souillé par des aliments était à peine supportable. Lorsque Lefine le rejoignit, il le trouva dans le couloir en train de humer un bouquet de dahlias et de roses variées exposé sur un guéridon. Lefine s’apprêta à entrer dans la chambre, mais Margont leva brutalement la main.
— Je te le déconseille vivement.
Lefine obéit. Margont pria le domestique de s’en aller et attendit que celui-ci se soit suffisamment éloigné pour poursuivre.
— Es-tu certain que tes hommes surveillaient bien tous nos suspects ?
— Ce sont des gens de confiance. Si l’un de nos colonels était sorti durant la nuit, ils l’auraient vu, ils nous auraient immédiatement fait prévenir et ils l’auraient suivi. A mon avis, on s’est trompés : aucun des quatre n’est l’assassin.
Margont soupira.
— Sauf si celui-ci s’est rendu compte qu’on l’espionnait. Peut-être a-t-il fini par remarquer que le même soldat jetait souvent des coups d’oeil dans sa direction, peut-être que l’une des personnes que nous avons interrogées pour établir sa biographie est allée le trouver pour l’informer de notre enquête...
— Pourtant, mes hommes et moi, on a vraiment pris des précautions en essayant de tirer les vers du nez des gens, l’air de rien, comme si on parlait de choses et d’autres pour tuer le temps...
— Si celui que nous recherchons a découvert qu’il était surveillé, il a dû quitter son logement en cachette. Tu as vu la taille du palais dans lequel nous logeons ? Et les colonels sont encore mieux lotis. Si on se sait espionné, rien de plus facile que de filer discrètement par l’une des nombreuses fenêtres du rez-de-chaussée.
Lefine fixait ses bottes comme un petit garçon pris en faute.
— Il faudrait une compagnie entière pour surveiller toutes les issues possibles... Évidemment, mes hommes ne s’occupaient que des portes.
— Il est sorti en catimini et s’est lancé à la recherche d’une proie tout en riant déjà de la tête que nous ferions le lendemain.
— Je suis désolé...
Margont lui tapota le bras.
— Tu n’y es pour rien. Le pire, c’est que, alors qu’il se savait surveillé, il est malgré tout sorti pour commettre un nouveau crime. C’est plus fort que lui, il faut qu’il se livre à ces boucheries. Donc, si nous ne l’arrêtons pas, il tuera à nouveau. De plus, ici, rien à voir avec les risques considérables qu’il a pris lors des meurtres d’Élisa Lasquenet – si c’est bien lui le coupable – et de Maria Dorlovna. Il a amplement amélioré sa « technique » : pas de précipitation, plus de fuite par les toits, il n’a pas attiré l’attention...
— On... on demande à Jean-Quenin de venir examiner le corps ?
— Qu’attendrais-tu de cet examen ?
— Eh bien... rien.
— Moi aussi, j’aimerais bien me raccrocher à quelque chose pour pouvoir me dire : « Voilà ce qu’il faut que je fasse et lorsque je l’aurai fait, tout s’éclaircira. » Je crois que Jean-Quenin ne nous apprendrait rien et je n’ai pas le coeur de lui demander de nous consacrer deux heures alors qu’il doit encore courir de blessé en blessé. Fernand, ma théorie du prince charmant s’écroule : la victime n’aimait que les soudards.
L’assassin semblait doté d’une grande finesse d’esprit et d’un talent de comédien. Il avait rapidement deviné que Maria Dorlovna désirait un homme capable de faire preuve de tendresse, de raffinement... Alors il était devenu cet homme-là. Or il n’avait eu aucun mal à se faire « soudard bon baiseur » pour la comtesse Sperzof. Margont ne cherchait plus un « prince charmant », mais un caméléon. Dalero le rejoignit. Margont s’aperçut avec surprise que celui-ci s’était rasé. Il avait dû utiliser son couteau ou le rasoir d’un domestique. Il avait également fait repasser son habit. Il paraissait s’être ressourcé, appuyant son esprit sur la béquille de son image. Sans prononcer un mot, il pénétra dans la chambre à coucher pour examiner le corps. Lefine s’obligea à faire de même pour ne pas être le seul à avoir évité ce moment difficile, mais ressortit presque aussitôt. Lorsque Dalero revint, il déclara à Margont :
— Bien. Je vais immédiatement rédiger un rapport sur ce nouveau crime et sur l’avancée de votre enquête. Le prince en prendra connaissance dans l’heure qui suivra. Faites attention à vous dans les combats. Ne vous exposez pas trop.
— Pourquoi tant de sollicitude à mon égard ?
— Parce que si vous vous faites tuer, ce sera moi que le prince désignera pour vous remplacer.
21
L’homme était avachi dans un fauteuil, dans l’un des salons de son logement à Smolensk. Rien dans cette pièce admirable ne parvenait à retenir son attention, ni la hauteur du plafond – démesurée jusqu’à l’absurde ! —, ni les meubles aux tapisseries brodées, ni la commode intégrant des panneaux de laque chinois ou japonais... Car d’autres images occupaient son esprit. Il repensait aux sentiments qui l’avaient submergé tandis qu’il torturait cette femme, surtout lorsqu’il avait ravagé sa figure. Ces mutilations avaient rendu ce corps anonyme et son imagination avait fait se refléter d’autres visages dans ce miroir de sang : la trop timide épouse de l’un de ses officiers, une ancienne amie très proche, des inconnues croisées dans la rue... En revanche, il avait tué le serviteur par surprise parce qu’il en avait peur. Ce géant dont les bras et les jambes ressemblaient à des branches de chêne aurait pu lui briser la nuque d’un coup de patte, comme un ours. Il regrettait cette précipitation. Il aurait voulu ligoter cette bête sur sa paillasse et la découper morceau par morceau. Mais au goût suave du plaisir se mêlait celui de l’inquiétude.