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— Ça va, mon capitaine ?

— Je crois... Je crois que j’ai compris pourquoi l’assassin a répandu ces aliments sur la deuxième victime, pourquoi il a arraché les pages d’un livre...

— Ah bon ? Il y a une explication à ça ?

— C’est un autre de ses jeux de mots codés. Il lui badigeonne le visage de confiture de mûres et dépose sur son corps un atlas, la reliure d’un livre – seulement la reliure puisqu’il en a arraché les pages –, des morceaux de lard, c’est-à-dire de la graisse, des oeufs cassés, des noix et des feuilles de thé. Mûres, atlas, reliure, graisse, oeufs, noix, thé : MARGONT.

Ce fut au tour de Lefine d’être frappé par la balle silencieuse.

— Mais... Comment...

— Puisqu’il a découvert qu’il était surveillé, il a dû à son tour engager un espion. Celui-ci a suivi l’un de tes hommes. Il est ainsi remonté jusqu’à toi, et de toi jusqu’à moi.

Lefine jetait des regards inquiets dans toutes les directions.

— Et s’il nous fait couper le cou ? Qui vous dit qu’on ne nous retrouvera pas un matin avec des mûres écrasées sur la figure ?

Margont se montrait de plus en plus serein. Son sang-froid était un mystère pour son ami. Il demeurait calme dans une situation pareille et, inversement, il était paniqué par l’inactivité que Lefine jugeait, lui, agréablement reposante.

— Il doit penser que ce serait une erreur de nous tuer, expliqua Margont. Nous serions remplacés par le capitaine Dalero. Et si ce dernier disparaissait, un autre prendrait sa suite. Mieux vaut pour notre suspect savoir exactement à qui il a affaire. En fait, il y a même une bonne nouvelle.

Le 84e traversait un village que l’armée russe avait incendié en se repliant. Elle y avait abandonné les corps d’une soixantaine de blessés intransportables. Presque tous étaient morts et des Portugais aux uniformes bruns les enterraient. « Qui voit une bonne nouvelle quelque part ? » se demanda Lefine.

— Si notre homme avait voulu nous assassiner, reprit Margont, il ne nous aurait pas fait savoir qu’il nous avait identifiés.

L’argument ne calmait pas la peur de Lefine.

— Et pourquoi nous a-t-il avertis qu’il nous connaissait ?

— Pour le plaisir de nous montrer qu’il est plus malin que nous et pour nous faire savoir que, si nous nous approchons trop de lui, il saura qui frapper...

— De mieux en mieux.

— Il faudra être attentif. Peut-être aurons-nous la chance de repérer quelqu’un en train de nous espionner. Il nous suffirait d’attraper ce lascar et de le faire parler pour remonter jusqu’à notre homme. Mais je n’y crois pas. Ce dernier ne prendrait pas un tel risque. On ne nous surveille probablement plus.

— Vraiment ? répliqua Lefine qui avait déjà repéré trois suspects.

— Et ce n’est pas tout : si l’espion employé par notre homme t’a suivi, puisque tu vas régulièrement rendre visite à nos hommes de main, il se peut que l’assassin ait ainsi pu découvrir que nous avions trois autres suspects et qu’il connaisse maintenant leurs noms. Enfin, au moins, je suis désormais convaincu que celui que nous recherchons a également tué Élisa Lasquenet.

Smolensk s’éloignait peu à peu dans le lointain, se teintant d’un bleu qui la rendait irréelle. La Grande Armée avait l’impression d’être un immense navire naufragé abandonnant l’île sur laquelle il venait de s’échouer pour repartir se perdre dans l’océan.

22

Rien. Il ne se passait désespérément rien et ce rien ravageait l’armée française. Les Russes continuaient à reculer. On envahissait des régions entières après trois coups de feu, mais on ne trouvait que des cendres.

Pour bien des gens, l’inaction était pénible, car elle éternisait l’attente angoissée du combat. Pour Margont, être inactif, c’était déjà mourir. Avancer en colonne tuait ses journées, les faisait piétiner par tous les régiments. Il sauvait quelques heures en discutant avec les uns et les autres, mais la marche coûtait leur souffle à ceux qui ne possédaient pas de cheval. Il imaginait des nouvelles, des pièces de théâtre et même des modifications de la Constitution. Mais la fatigue lui vidait l’esprit. Ces journées inutiles, perdues, s’écoulaient hors de sa vie comme le sang des veines d’un blessé. Pour lutter contre sa mélancolie, il s’obligeait à se raser de frais et passait du temps à ôter la poussière de son uniforme. Sa théorie était la suivante : puisqu’un joli verre donne parfois un meilleur goût à une boisson, pourquoi en irait-il différemment des uniformes et des soldats ? Et ces efforts payaient. Un peu. Sa présentation soignée et les plis impeccables de sa tenue – le matin, en début de marche... – faisaient office de barrage à sa détresse. Par ailleurs, il se portait sans cesse volontaire : une patrouille pour se procurer des vivres, un message à transmettre... Son cheval russe était suffisamment robuste pour supporter ces kilomètres supplémentaires et lui, paradoxalement, voyait sa lassitude et sa fatigue s’alléger. Heureusement, la journée du 2 septembre fut si riche en événements qu’elle parvint à le stimuler alors qu’il s’approchait du gouffre dangereux de la dépression.

La matinée avait débuté dans la banalité la plus totale. Margont passait son temps – ou plutôt perdait son temps – à vadrouiller. Il ramenait les déserteurs et les maraudeurs dans les rangs tout en sachant que ceux-ci fileraient à nouveau dès qu’il aurait tourné le dos. Il dépensait aussi beaucoup d’énergie à inciter les traînards à presser le pas. Il liait leurs sacs à sa selle pour les alléger, utilisait la diplomatie, les menaces, les encouragements... Mais la faim et la fatigue s’accrochaient aux pieds des soldats. Margont contempla l’interminable succession des colonnes dans la plaine. Les rangs étaient relâchés, les tenues crasseuses et il manquait du monde, beaucoup de monde. L’horizon, inlassablement fait de plaines, de collines et de forêts, semblait ne mener nulle part. Margont décida de regagner son bataillon.

S’il se passait nombre de phénomènes étranges dans les armées, les rumeurs ne constituaient pas le moindre d’entre eux. Une nouvelle naissait quelque part avec plus ou moins d’authenticité et se propageait plus rapidement qu’une épidémie, semant la joie, l’espérance ou la peur, mais toujours et surtout la bêtise. Durant cette campagne, tout allait lentement sauf les rumeurs. Elles avaient leur façon bien à elles de galoper d’un cerveau à l’autre, de perturber l’arrière-garde pour enflammer l’instant d’après l’avant-garde. C’étaient de pétillants feux follets qui bondissaient d’un esprit trop bavard à une tête trop crédule avant d’effrayer le chef du corps d’armée en personne. Aujourd’hui dans une pensée, demain dans toute l’armée. Maintenant dans les plaines de Russie, dans trois semaines au théâtre à Paris. Par quelle magie ? Nul ne le savait. Margont tendit l’oreille et fit une belle récolte. La grande bataille tant désirée allait avoir lieu, car les généraux russes, excédés de reculer, s’étaient révoltés et, de colère, avaient pendu leur Tsar. Il n’y avait plus d’armée russe, on les avait presque tous tués à Austerlitz et on avait exterminé les survivants à Eylau, à Friedland et à Smolensk. On poursuivait donc un fantôme. Il allait enfin y avoir l’affrontement général dans moins de trois jours, c’était obligatoire, car les Russes, ruinés et désespérés, ne pouvaient plus battre en retraite. Mais cette rumeur-là, on l’entendait tous les jours depuis qu’on avait passé le Niémen, deux mois auparavant... Autre opinion à la mode : Alexandre se repliait tant et si bien que cette campagne finirait aux Indes. Margont sourit intérieurement en imaginant cette scène extravagante. Napoléon connaîtrait-il le même sort qu’Alexandre le Grand, voyant ses soldats se mutiner sur les bords du Gange et refuser de poursuivre leur étonnante série de conquêtes ? Ou, au contraire, les contemplerait-il se massant dans toutes les embarcations possibles pour s’empresser d’ajouter l’autre rive à l’Empire ? Il pourrait alors s’exclamer : « Me voilà plus grand encore que le grand Alexandre ! »