Hormis les rumeurs, les conversations étaient intarissables – le matin seulement, quand on ne se sentait pas encore trop fatigué. Le problème, c’est que chaque soldat avait déjà eu le temps de raconter à ses voisins sa vie entière, détails et fabulations inclus. Un sergent balafré aux moustaches tombantes proposa d’attaquer les contingents prussiens et autrichiens « histoire de ne pas perdre la main ». Sa boutade souffla un vent d’hilarité sur le bataillon. Margont se demanda si cette impulsion serait suffisante pour créer une rumeur et, si oui, s’il ne devait pas consigner les modalités de naissance de ces singuliers phénomènes climatiques psychiques. Saber réprimanda vivement le sergent. Quelques minutes plus tard, on vit ce dernier courir le long de la colonne, le fusil brandi à bout de bras et le visage écarlate, répétant inlassablement entre deux respirations : « Vive nos amis les Prussiens ! Vive nos amis les Autrichiens ! » Lefïne rejoignit Margont.
— Alors, Fernand ? Tes hommes ont-ils du nouveau ?
— Ils ne voient que la route qui poudroie et l’herbe qui ondoie.
— Très amusant. Et au sujet de von Stils ?
— Deux de mes amis le recherchent activement.
— Bien. Où est passé ton sac ?
Lefine exhiba une paire de dés qu’il embrassa.
— Le voltigeur Denuse me le porte pendant quinze jours, puis ce sera au tour du maréchal des logis Petit. À moins qu’ils ne se fassent tuer, ce qui serait un geste de mauvais perdant.
— Tu jongles sans cesse avec les astuces, les gens et les règlements. Un jour, cela finira mal.
— De toute façon, la vie elle-même finit toujours mal.
Lefine désigna ses chaussures. Elles étaient usées et percées. Un vagabond n’en aurait pas voulu.
— Ça m’étonnerait que mes semelles arrivent à Moscou.
— Tant que ce ne sont que les chaussures qu’on abandonne dans la plaine...
— Vous avez l’art de remonter le moral des troupes, mon capitaine. Vous n’allez plus ramasser vos brebis égarées pour les ramener sur le droit chemin de Moscou ?
— Le berger est fatigué, soupira Margont.
— Je vous comprends. Il paraît que l’Empereur veut faire fusiller tous les maraudeurs pour l’exemple. Autant dire à une moitié de l’armée d’exécuter l’autre.
— Le pire, c’est qu’on n’est même pas certain que ce serait la bonne moitié qui parviendrait à fusiller l’autre.
Un cavalier dévala une colline et lança sa monture au galop pour rejoindre la colonne. Il avait superbe allure avec son dolman jaune et son casque doré à chenille noire et plumet blanc. Saber se rapprocha de Margont.
— Non, mais tu l’as vu celui-là ? Pour qui il se prend ?
— C’est un quoi ?
— Un prétentieux.
Margont releva le menton pour manifester son impatience.
— C’est un trompette des chasseurs à cheval du Wurtemberg, décréta un caporal.
— Un trompette ! s’emporta Saber. Un trompette sans trompette et avec des épaulettes de capitaine ?
— Il y a quelques vestes jaunes chez les Napolitains, se souvint Lefine.
Saber secoua la tête.
— Gardes du corps de Saxe !
— Exact, mon lieutenant ! s’exclama une voix perdue dans les rangs.
L’officier se rapprochait. Apercevant Margont et Saber, il obliqua dans leur direction. Son port allier et son air dédaigneux lui gagnèrent immédiatement l’hostilité du régiment et la haine de Saber.
— Ce n’est pas parce qu’il est tout habillé de jaune qu’il doit se prendre pour un rayon de soleil, marmonna Lefine.
Le Saxon arrêta son cheval devant Piquebois. Ses joues et son nez étaient rougis par un coup de soleil. Cette couleur contrastait avec le bleu limpide de ses yeux pareils à deux petits lacs au milieu d’un visage en flammes.
— Capitaine von Stils, des gardes du corps saxons.
Piquebois se présenta et le Saxon enchaîna immédiatement après, comme si peu lui importait de savoir à qui il avait affaire du moment que l’on avait compris qui il était.
— Je cherche le capitaine Margont. Il sert dans votre régiment.
— Vous avez frappé à la bonne porte, mon capitaine. Le voici qui arrive.
Margont et von Stils se saluèrent. Von Stils paraissait contrarié.
— Un caporal est venu me faire savoir tantôt de votre part que le colonel Fidassio, du 3e de ligne italien, vous devait de l’argent et tardait à vous régler.
Margont aurait voulu étreindre Lefine dans ses bras.
— Absolument. Or quand je tente de m’entretenir avec le colonel Fidassio, le capitaine Nedroni, son officier adjoint, fait barrage.
— Son adjoint fait barrage ? faillit s’étouffer le Saxon. Et moi, mes courriers restent sans réponse !
— Comme j’ai entendu dire que le colonel Fidassio était également votre débiteur, j’ai pensé qu’une démarche commune serait plus... payante.
— J’accepte avec plaisir. Si cela vous est possible, allons sur-le-champ trancher ce problème.
Margont acquiesça et fit exécuter un demi-tour à son cheval.
— Les Italiens sont en arrière.
— Encore en arrière ? Voilà presque une heure que je descends le long de votre corps d’armée pour trouver la division Pino et que je m’entends inlassablement dire d’aller voir plus en arrière. Vos Italiens sont-ils donc encore à Rome ?
Saber demanda à les accompagner. Margont accepta à contrecoeur : la plaine, qui s’étendait à perte de vue, lui semblait trop étroite pour deux ego pareils.
Les cavaliers avançaient au pas. Ils croisaient des retardataires qui avaient l’amabilité de presser le pas sous leurs regards, des fantassins endormis, des maraudeurs... Von Stils les toisait avec mépris et faisait baisser les têtes. Un soldat du 8e léger, bardé de deux chapelets de saucisses s’entrecroisant sur son torse, salua les trois officiers.
— Les pillards ne saluent pas ! tonna le Saxon.
Margont regarda s’éloigner ce festin avec l’estomac dans les yeux.
— Vous parlez bien le français, déclara-t-il à von Stils pour tenter de lier connaissance.
— C’est facile, le français est une langue plate et simpliste.
Margont se retint de lui rétorquer que ce n’étaient jamais les langues, mais les esprits qui se révélaient plats et simplistes. La route se poursuivit en silence. Margont contemplait la plaine. Cette invraisemblable étendue verte était trop grande non seulement pour les yeux, mais pour l’esprit lui-même. Car enfin comment un pays pouvait-il être aussi vaste ? Il avait avalé une armée forte de quatre cent mille hommes comme un géant l’aurait fait d’un pois chiche. Saber saisit sa gourde et avala une longue rasade d’eau. Margont fit de même, mais l’eau tiède apaisa à peine sa soif. Il remarqua que von Stils ne buvait pas. Pourtant, ses lèvres étaient craquelées et la chaleur étouffante. Si le Saxon pensait démontrer ainsi une quelconque supériorité, c’est qu’il n’avait pas compris que le soleil aurait toujours le dernier mot.
— Étiez-vous à Iéna ? demanda-t-il de but en blanc.
Margont secoua la tête.
— Nous étions à Auerstaedt.
— C’est exactement la même chose, non ? Le même jour, deux batailles entre les Français et les Prussiens alliés aux Saxons et ce, avec le même résultat : une victoire totale des Français. Qu’on ait été à Iéna ou à Auerstaedt, en Prusse, on pleure chaque année le 14 octobre. Moi, j’étais à Iéna. Régiment Beviloqua, brigade von Dyhern, division d’infanterie saxonne von Zeschwitz Ier. Vous nous avez écrasés, massacrés, décimés... Non, vous avez fait pire encore.