Il eut un sourire triste et ajouta :
— Vous disiez que je parlais bien votre langue, mais je ne trouve même pas le terme exact pour décrire ce que vous nous avez fait subir.
— « Laminés », proposa aimablement Saber.
Von Stils se retourna brusquement vers lui. Margont nota que le Saxon retenait plus facilement sa soif que sa colère alors que lui-même était plus doué pour l’inverse.
— Vous nous avez laminés, reprit le Saxon en insistant sur ce dernier mot. Tout s’est passé si vite... Comment peut-on perdre une guerre aussi rapidement ? Jouez-vous aux échecs ?
— Peu souvent, mais l’une de mes connaissances, oui..., répondit Margont.
— Eh bien ce fut exactement comme le coup du berger. La partie vient de commencer quand l’adversaire vous annonce que vous êtes échec et mat. Nous étions vaincus, humiliés et écoeurés. Je me souviens d’avoir envié mes camarades qui avaient été tués. Pour oublier ce désastre, je me suis fait verser dans la cavalerie. J’ai quitté celle que j’aimais, cessé de voir mes amis, abandonné mes études d’avoué, changé de coupe de cheveux, déménagé... On aurait dit que tout ce qui appartenait au passé était maudit. En fait, finalement, je suis peut-être bel et bien mort à Iéna. Pauvre Louisa, elle n’a jamais compris. Bref, je vous avoue que sur cette route de Paris à Moscou, j’ai l’impression d’aller dans le mauvais sens. On me dit de crier : « Vive l’Empereur ! » là où je voudrais hurler : « Feu à volonté ! » Décidément, le jeu des alliances politiques est bien trop subtil pour mon sens patriotique. Mais j’obéirai aux ordres, je me battrai avec bravoure. Et, comme mon roi, je prie pour que Napoléon nous jette des miettes de territoires à la fin de son festin russe. Cependant vous m’excuserez si ma compagnie n’est pas des plus joviales. Ma bonne humeur légendaire a été... laminée.
Margont pardonna à von Stils sa prestance hautaine. Quand on perd le fond, on se rattache à la forme. Ils rencontrèrent une vingtaine de lanciers polonais qui escortaient des prisonniers russes. Von Stils regardait ces derniers avec pitié. On aurait dit qu’il était l’un des leurs.
— Les cosaques ! Les cosaques ! hurla soudain Saber en s’élançant au galop.
Margont et von Stils dégainèrent d’un même élan tandis que les visages des Polonais se tournaient dans leur direction. Saber fendait la plaine, sabre au clair, sans s’apercevoir qu’un seul lancier l’avait suivi dans sa charge. Loin de là, à l’orée d’une forêt, trois cosaques les contemplaient. Tous étaient armés de lances, leur meilleure arme, leur étendard, leur signature et, plus encore, un membre supplémentaire. Lorsque Saber eut parcouru les trois quarts de la distance, ils disparurent sous le couvert des arbres.
— Il s’est fait laminer, déclara von Stils.
— « Ridiculiser » serait plus exact.
Saber se résigna à tourner bride. Ivre de rage, il gesticulait, son sabre encore à la main.
— Ah, les bâtards ! Les fils de cochons ! Ce ne sont pas des soldats, ce sont des pitres !
Margont désigna son fourreau pour l’inviter à rengainer avant de blesser quelqu’un. Saber crut qu’on lui indiquait d’autres cosaques et fit faire demi-tour à son cheval. Il se retourna, plus excédé encore.
— Ils me narguent depuis le bois ? C’est ça, hein ? Maudite soit la peste cosaque ! Pourquoi filent-ils sans arrêt comme des moineaux ? Quel est l’intérêt ?
— Demande donc à ton cheval, même lui connaît la réponse, le coupa Margont.
La pauvre bête s’était immobilisée. La bouche ouverte, les naseaux frémissants, elle tentait de recouvrer son souille. Ce genre d’efforts répétés la tuerait avant peu. Saber s’avérait impossible à calmer.
— Ce ne sont pas des soldats, mais des miliciens ! Non, ce ne sont même pas des hommes, ils sont trop sauvages. Toujours à galoper en hurlant comme des bêtes. Des centaures ! Des centaures rescapés du fin fond des âges ! Pourquoi ne m’avez-vous pas suivi, hein ? J’exige une réponse !
Von Stils caressa l’encolure de sa monture.
— J’appartiens à la cavalerie lourde. Nos chevaux sont plus puissants, mais moins endurants. Ils sont faits pour charger en ligne, pas pour ce genre de poursuites.
— Arguties ! Arguties ! s’exclama Saber avec le ton triomphant de l’avocat qui vient de démasquer un faux témoignage.
— Irénée, reprends-toi.
— Et vous, capitaine Margont ? Le prétexte de votre inertie ?
— J’ai passé l’âge d’aller jouer à cache-cache dans les bois.
Saber inclina la tête.
— Messieurs, permettez-moi de prendre congé.
Sur ce, il éperonna son cheval pour le lancer au galop, mais celui-ci, affaibli, se contenta d’un trot rapide.
— Pourquoi votre ami hait-il les cosaques à ce point ? interrogea von Stils.
— Le lieutenant Saber est très chevaleresque et les coups de main des cosaques s’opposent à ce que doit être, selon lui, un héroïque face-à-face militaire. Alors comme en plus, les cosaques poussent le mauvais goût jusqu’à remporter des succès...
— Il est vrai que les militaires français détestent être battus par des paysans en guenilles. Cela remonte à la bataille d’Azincourt.
— Iéna, les cosaques, Azincourt : et si nous cessions de parler de guerres ?
Von Stils hocha lentement la tête.
— Avec plaisir.
Il se lança alors dans un vaste discours sur la Saxe. Il décrivit son pays avec minutie et méthode, comme un expert analysant la toile d’un maître. Cependant, son chauvinisme faussait les couleurs. Les rivières devenaient d’une limpidité de cristal, les villes étaient les plus belles du monde, le peuple saxon possédait toutes les qualités existantes et quelques autres encore, les forêts inspiraient les poètes, on n’avait pas réellement vécu si l’on n’avait jamais visité la Saxe... Margont l’écoutait avec attention et l’interrompait pour lui poser des questions. Il préparait le moment où il tenterait d’en apprendre plus sur Fidassio. Les deux hommes rejoignirent une soixantaine d’artilleurs encadrés par de rares lanciers polonais. Depuis quelques jours, des pluies diluviennes s’étaient succédé, transformant la route en un vaste bourbier. Un canon s’était enlisé dans une ornière et huit servants tentaient de le dégager. Les soldats forçaient tant et plus, les uns, penchés en avant, poussant de tout le poids de leur corps, les autres tirant sur les roues à s’en arracher les ligaments. Les chevaux de l’attelage faisaient eux aussi tout leur possible. Mais le canon s’entêtait. Et on pliait les genoux, on suait, on jurait, on bloquait son souffle... en vain. Margont se dit que l’armée tout entière était pareille à ce canon, embourbée jusqu’aux mollets et s’échinant malgré tout à continuer à avancer. Le visage de von Stils affichait à nouveau un air à la fois suffisant et mélancolique. Il contemplait les pièces d’artillerie.
— Les fameux canons Gribeauval. Leurs gueules ont soufflé plus d’une armée ennemie.
Margont s’approcha d’un capitaine qui dépoussiérait nerveusement sa veste.
— Où est donc votre escorte ?
— Les Polonais ? Ah, par Dieu ! Un bon tiers a déserté, un deuxième tiers est en vadrouille en quête de nourriture et ceux qui restaient sont partis à la chasse aux cosaques par là-bas, répliqua l’artilleur en désignant d’un geste vague un bois qui se trouvait au loin.
— Que font donc ces lanciers polonais avec le 4e corps ?
— Et alors ? Vous êtes bien avec un garde du corps saxon, vous ! Leur chef d’escadrons a été blessé à Smolensk. Ses hommes sont restés avec lui et, maintenant qu’il est rétabli, ils tentent de rejoindre leur régiment. Quel foutu bordel que cette campagne, pas vrai ?