— Vous vous exposez à...
Margont n’acheva pas sa phrase. Une clameur retentissait dans la plaine. « Hourra ! » Trois cents cosaques avaient surgi d’un bois et déferlaient sur eux. Ils étaient vêtus de tuniques noires ou bleu marine. Les quelques Polonais présents s’élancèrent au-devant de ceux qu’ils considéraient comme leurs ennemis héréditaires. Arborant eux aussi des uniformes bleu marine, il était difficile de les distinguer de leurs adversaires. On voyait des corps tomber et se faire piétiner, on entendait hurler les blessés et crépiter les coups de pistolet, d’étranges remous animaient des groupes enchevêtrés... Les Polonais furent rapidement submergés et les cosaques jaillirent de tous les côtés au milieu des artilleurs. Ces derniers les fusillèrent à bout portant et se firent embrocher en retour. Un lieutenant proche de Margont se fit clouer contre un caisson à munitions par une lance adroitement plongée dans le coeur, les chevaux des attelages s’emballaient, les cosaques s’époumonaient : « Hourra ! Hourra ! Hourra ! » Margont chargea. Un jeune cavalier lança son cheval droit sur lui, espérant se couvrir de gloire en capturant un gradé français. Avec une adresse déconcertante, il fit exécuter un demi-tour à sa lance. Il brandissait non plus la pointe, mais l’extrémité de la hampe. Margont tenta de parer l’attaque avec son épée, ressentit un violent choc au niveau du sternum et chuta. Il atterrit sur le dos et la douleur lui coupa le souffle. Des sabots passèrent au galop près de ses yeux, projetant de la terre sur son visage. Le cosaque mit prestement pied à terre. Il devait avoir seize ans. On aurait dit un gamin tout heureux à l’idée d’offrir un cadeau à son père, mais un peu inquiet parce que, quand même, il se trouvait au coeur d’une bataille... Son prisonnier avait l’air mal en point et il ne savait comment s’y prendre pour l’emmener. Margont esquissa un geste, mais son dos le fit atrocement souffrir. Il se sentait pareil à un misérable insecte écrasé par une chaussure et qui n’a survécu que pour agoniser. Le Russe lui appliqua sa pique sur la gorge.
— Je ne bougerai pas, dit Margont en russe.
L’adolescent écarquilla les yeux. Il était inconcevable pour lui que cet homme puisse parler sa langue puisque les Français étaient des suppôts de Satan. Il examina attentivement l’uniforme de son captif. Mais oui, il s’agissait bien d’un Français.
— Vous êtes mon prisonnier ! s’exclama-t-il fièrement.
— Je n’en doute pas une seconde, répliqua Margont.
Le Russe ôta sa ceinture et entreprit de lier les poignets du Français. Margont craignait le moment où cet adolescent finirait par se dire qu’il était bien plus simple de tuer que de faire un prisonnier. Tout autour d’eux, les cosaques ne paraissaient pas à la guerre, mais à la fête. Ils tourbillonnaient au galop dans tous les sens comme des feuilles emportées par le vent et hurlaient leurs triomphants « Hourra ! » en roulant les r. Leur furie était indescriptible : ils embrochaient jusqu’à s’en rompre la lance, déchargeaient leurs pistolets, sabraient à tour de bras et lançaient leurs montures sur les artilleurs pour les piétiner. Les Polonais rivalisaient d’acharnement avec eux. Ils se battaient comme si chaque cosaque tué libérait le mètre carré de Pologne écrasé sous leurs sabots. Les Français, eux, défendaient leurs pièces. Regroupés autour des canons, ils rendaient coup pour coup. Ils profitaient de la mêlée pour appliquer leur fusil contre le ventre des Russes occupés par un duel au sabre avant de faire feu. Ils perçaient l’ennemi à la baïonnette, au sabre et même au couteau. Les cosaques tremblaient d’avidité en contemplant les pièces d’artillerie. Un vieux sergent-major couvait son Gribeauval et ses servants comme un coq sa basse-cour.
Après avoir fracassé deux crânes à coups de crosse, il lança :
— Tudieu ! Que dirait l’Empereur si on nous piquait nos gueules à mitraille ? Quelle honte !
Ces mots galvanisèrent les défenseurs. Margont se relevait avec peine lorsqu’un frémissement agita la tempête cosaque, annonçant un vent contraire. Un fort parti de lanciers polonais avait fait son apparition depuis un bois éloigné et accourait au galop.
— L’escorte revient ! hurla quelqu’un.
Margont se réjouit à l’idée que ces cavaliers se soient enfin rendu compte qu’ils étaient tombés dans un piège, poursuivant un leurre destiné à les éloigner du convoi. Puis il pensa que les Polonais s’étaient peut-être volontairement lancés sur cette fausse piste pour inciter les cosaques à attaquer enfin... L’adolescent qui l’avait capturé le regardait avec une profonde tristesse. Ses cheveux roux en désordre retenaient encore quelques brins de la paille sur laquelle il avait dormi. On avait envie de les lui enlever d’un geste paternel avant de le renvoyer jouer. Margont avait pris son expression pour de la déception. Ce n’était pas cela. Plutôt de la culpabilité. Il semblait sur le point de s’excuser. Il dégaina son sabre et s’approcha du capitaine pour l’exécuter. Margont se rua sur lui. Le Russe brandit sa lame, mais le Français le percuta et son coup d’épaule le projeta à terre. Ce choc raviva la douleur dans le dos de Margont qui eut l’impression que son adversaire était malgré tout parvenu à lui plonger son sabre dans la colonne vertébrale. Il y eut un flottement dans l’attaque cosaque, nettement perceptible par l’extinction des « Hourra ! » Les Russes décidèrent de lâcher prise. Ils commencèrent à refluer vers le bois qui les avait jetés dans la plaine. Un cavalier s’arrêta à côté de l’adolescent et lui cria quelque chose en lui tendant le bras. Le jeune homme secoua la tête et fit à nouveau face à Margont. À défaut d’un captif, il rapporterait les belles épaulettes arrachées au cadavre d’un officier. Margont se débarrassa sans mal de la ceinture qui lui entravait les mains. Il ne restait presque plus de cosaques. L’un d’eux abandonna le groupe en fuite et revint au galop vers le convoi. La cinquantaine, barbu, les cheveux roux ondulés, il jeta son cheval entre les deux adversaires, le fit se cabrer et saisit l’adolescent, plus par la peau du cou que par le col. Ce dernier cria, mais se jeta prestement en croupe. Ils s’enfuirent au moment où les Polonais atteignaient les canons et embrochaient les derniers Russes comme on le fait des poulets et des dindes à Noël : en série et sans jamais s’estimer rassasié. Saber, alerté par les coups de feu, était lui aussi de retour. Sa bête, épuisée, acheva les derniers mètres au pas, sa démarche affaiblie contrastant avec les efforts de son cavalier pour la lancer à la poursuite de l’ennemi.
— Tu as vu ça, Quentin ? Ils ont fait exprès d’attaquer après mon départ.
Saber croyait réellement être connu dans toute cette partie-ci de la Russie et que les cosaques, discutant entre eux, se disaient parfois : « Attaquons donc ce convoi, il est mal gardé », « Non, l’ami, car le lieutenant Saber est avec eux », « Ah ! Si Saber y est, alors n’y pensons plus ». Margont marchait avec peine et cherchait à retrouver son épée, son shako, sa monture et sa fierté. Il lui aurait fallu un bon lit douillet, oui, c’était exactement ça, un bon lit douillet. Saber le toisa.
— C’est la deuxième fois que les cosaques te désarçonnent, non ? La prochaine fois, jette-toi directement par terre, tu gagneras du temps.
Saber essayait souvent d’éclipser ses amis par ce genre de petites phrases assassines. Pour lui, la gloire ne se partageait pas. Tout homme possède ses limites, aussi Margont s’avança-t-il vers Saber pour le saisir par la manche et le désarçonner, histoire de voir lequel des deux serait le prochain à se retrouver au sol. Saber jugea préférable de s’éloigner. Von Stils revenait, hautain. Du sang maculait son lourd sabre de cavalerie. Il mit pied à terre et empoigna la tunique d’un cosaque mort pour y essuyer sa lame.