Maroveski était plus pitoyable que jamais. Il était doublement captif, de cette cave et d’un amour à sens unique figé à jamais par la mort. Margont se rapprocha machinalement de la porte. Cela faisait déjà trop longtemps pour lui qu’il se trouvait dans une pièce fermée à clé.
— Vous avez sûrement essayé d’apercevoir son invité ?
— Oui, mais il y avait trop de monde ! Plein de gens voulaient s’amuser avant de peut-être mourir.
— Vous ne l’avez pas vu monter l’escalier ?
— Des gens s’asseyaient sur les marches, car pas de place ailleurs. Et plein de gens aussi allaient boire avec des amis dans les chambres.
— Un prince charmant, cela pourrait désigner un officier, tenta Margont.
L’aubergiste ne réagit pas.
— Il y en avait partout : des lieutenants, des capitaines...
— Et des plus gradés encore ?
— Je sais pas. Des clients étaient en civil. Et puis, il pleuvait, alors beaucoup avaient une capote ou un manteau.
Margont se demanda si le meurtrier avait prémédité son crime. Si oui, quelle audace de traverser ainsi cette foule en courant le risque d’être reconnu, même dissimulé sous un manteau au col relevé. Et sinon, qu’est-ce qui avait bien pu provoquer son geste ?
— Mais pourquoi pensez-vous que cet homme est bien celui que nous recherchons ?
Maroveski sembla commencer à se ressaisir. Il se redressa sur sa chaise. Il regarda pour la première fois Margont dans les yeux. Ce dernier avait l’impression que Maroveski l’utilisait en guise de béquille. Curieux peuple que celui des Polonais. L’Histoire s’acharnait contre la Pologne, terre perpétuellement envahie. Dordenski, un ami polonais de Margont, résumait cela par une boutade : « En Pologne, on ne dresse pas une stèle commémorative pour chaque guerre ou pour chaque massacre comme on le fait dans les autres pays. C’est parce que, sur tout notre territoire, on n’a pas assez de pierres. » Et malgré tout, les Polonais s’acharnaient à faire face.
— D’abord, mon capitaine, dites-moi qu’est-ce que vous ferez de lui si vous l’arrêtez ?
— Il sera remis aux autorités compétentes, jugé et condamné.
— Mais c’est pas que vous qui décidez.
Margont sourit.
— C’est clair. Je ne suis que capitaine. Mais celui qui m’a confié cette mission souhaite tout autant que...
— Il veut d’abord savoir qui c’est. Et si c’est quelqu’un de riche et de puissant ou d’important pour votre armée ? Si vous découvrez que c’est quelqu’un de pas possible à toucher par la justice, vous ferez quoi ?
— Personne n’est intouchable vis-à-vis de la justice.
— Si vous le pensez vraiment, alors je comprends pourquoi on vous a choisi pour l’enquête. C’est plus facile pour vous manipuler.
Margont se sentit troublé. Il y avait trop de vrai dans cette phrase. Maroveski hésita puis se résolut à poursuivre. Lorsqu’il évoqua la panique déclenchée par les coups de feu et la crainte d’une attaque russe, il secoua la tête.
— Moi, j’étais sûr que c’étaient pas les Russes. J’ai eu peur pour Maria. J’ai essayé d’aller jusqu’aux escaliers, mais les gens me poussaient vers la sortie. Quand je suis quand même arrivé devant sa porte, j’ai tapé du poing en l’appelant, mais elle répondait pas. C’est la porte, vous comprenez, mon capitaine ? Elle était pas cassée et elle était fermée de l’intérieur ! Elle a ouvert à celui qui a fait ça. Donc c’est bien lui...
Ses poings s’étaient resserrés.
— Alors j’ai cassé la porte avec mon épaule. C’était très idiot, car il aurait pu être encore là et me tuer aussi. J’ai vu Maria. Elle était allongée sur son lit et elle... elle avait...
Margont lui laissa quelques instants de répit avant de demander :
— Je sais que mes questions sont pénibles, mais elles sont essentielles pour mon enquête. Vous souvenez-vous d’un élément particulier ? Un détail, quelque chose qui vous a frappé ?
— Elle avait du sang partout. Son visage était déformé. J’ai juste vu un instant, j’ai pas supporté.
Le regard de Maroveski était vide. Il était retombé dans un désarroi total.
— Ah oui, ajouta-t-il finalement. Tout était très propre et bien rangé. Elle avait rendu belle sa chambre pour l’accueillir.
4
Après avoir donné des instructions aux grenadiers pour que le prisonnier soit bien traité – instructions qu’il avait dû dessiner –, Margont avait gagné Tresno.
Le village ignorait tout du drame qui s’était déroulé. Les habitants semblaient obnubilés par la présence de l’armée française et l’animation était à son comble. Un régiment traversait la rue principale en bon ordre, les souliers piétinant en cadence une boue mille et mille fois pétrie. Des gosses émerveillés se pressaient pour le contempler en criant : « Tambours ! Tambours ! » Et, poings fermés, ils mimaient un interminable roulement. Le colonel sourit et, d’un geste majestueux, agitant son sabre tel Jupiter la foudre, il désigna les tambours qui se mirent aussitôt à jouer. Les enfants crièrent de joie et leurs visages s’égayèrent comme s’ils assistaient au plus merveilleux des spectacles. Des curieux se bousculaient aux fenêtres des maisons en bois et leur empressement était tel que l’on avait l’impression que toutes les façades allaient s’effondrer. Des Polonaises interpellaient les soldats dans un français maladroit. Qu’elles soient vêtues de robes raccommodées à la couleur délavée ou qu’elles arborent une toilette élégante et un chapeau printanier, leur préoccupation était toujours la même : « Dites au caporal Djaczek, du 3e des Polonais, que Natacha l’embrasse », « Dites au soldat Blachas, de la 12e artillerie polonaise, que toute la famille l’aime et pense à lui », « Vous savez si Yvan Naskelitch, du 14e chasseurs polonais, va bien ? »... Partout, des soldats achetaient, pour la plus grande joie des habitants qui semblaient s’être tous convertis en vendeurs ambulants. Ici, c’étaient des saucisses dont l’odeur succulente vous fouaillait l’estomac à jeun, là, des vêtements chauds, des vestes tricotées, des manteaux élimés, mais doublés de fourrure et des toques. Des fantassins, croulant sous les paquets, embrochaient des pains à la queue leu leu sur leurs baïonnettes. Des sergents chargés d’assurer l’ordre contrôlaient les laissez-passer et autres ordres de mission. Quatre fois sur cinq, ils fronçaient les sourcils et se mettaient à crier, mais, inlassablement, on leur faisait les mêmes réponses : « Je me suis perdu, sergent. Savez pas où qu’il est mon régiment ? » Les auberges et l’église étaient les seuls édifices en pierre. Tresno se situait sur une route très fréquentée, d’où cette abondance d’hôtels. Celui de Maroveski était le plus grand. La fenêtre du dernier étage se trouvait encore ouverte. Margont pria pour que les lieux du crime n’aient pas été saccagés par ceux qui avaient emporté le corps. Le vent agita l’enseigne en fer forgé en forme de carafe qui surplombait l’entrée, faisant grincer ses attaches métalliques tandis que Margont pénétrait dans l’établissement.
Cinq grenadiers jouaient aux cartes autour d’une table. Leur capitaine, à califourchon sur une chaise, contemplait ses hommes en bourrant sa pipe. À peine aperçut-il le Français qu’il se leva pour marcher à sa rencontre. Bref vacarme de chaises déplacées et voilà que tous les grenadiers, alignés, se mettaient à présenter les armes. L’officier italien salua avec raideur. Les deux épaulettes d’officier subalterne de Margont le laissaient perplexe.
Puisqu’on les forçait, eux, les prestigieux grenadiers de la Garde royale italienne, à attendre quelqu’un, ce quelqu’un devait être un important personnage. Or Margont ne ressemblait pas à un important personnage. L’Italien vérifia son sauf-conduit puis lui posa une question en italien. Margont ne saisit pas grand-chose. Voulait-on obtenir l’autorisation de quitter les lieux après son investigation ? Il opta pour cette hypothèse, misant sur l’envie d’en découdre des soldats de toutes les Gardes existantes.