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— Ce n’est pas parce que tu m’as sauvé la vie que ça te donne le droit de la vendre. Maintenant, répète-moi exactement ce que tu as dit à cet adjudant de malheur.

— Ben, un peu tout ce que je savais...

Margont atténua sa rage en se disant qu’une telle réponse était inévitable.

— Il était stupide, cet adjudant, mon capitaine : plus je lui en disais et plus il me payait. Alors, forcément, j’ai tout raconté.

— Forcément.

— Et quand j’ai eu fini de relater tout ce que je savais, j’ai continué en inventant. Or mon imagination est intarissable. C’était pas comme la bourse de cet adjudant qui a fini par se lasser. Y a deux choses sur trois que j’ai construites de toutes pièces : vous adorez les chevaux, vous rêvez d’avoir un jour votre propre élevage, vous êtes amoureux de la jolie fille d’un notaire montpelliérain qui ne veut pas de vous pour gendre tant que vous ne serez pas colonel, vous avez un oncle éloigné qui vit en Louisiane, vous avez évoqué l’idée d’aller refaire votre vie au Nouveau Monde...

Margont sourit intérieurement. Le dossier monté par Triaire était si encombré de niaiseries qu’il devait être impossible de trier le bon grain de l’ivraie. Il se sentait moins bafoué.

— Une chose m’intrigue, Fernand. Tu en as dit tellement que tu savais que je te démasquerais un jour, mais cela ne t’a pas inquiété. Pourquoi ?

Lefine avait repris son aplomb.

— C’est vrai que j’avais un peu sous-estimé votre colère. Mais surtout, je sais me rendre indispensable. Et quand quelqu’un est indispensable, que peut-il lui arriver ?

La réponse était aussi insolente que juste. Elle ramena Margont à son enquête. Et si l’assassin était un officier indispensable ? Cela faisait vingt fois que cette question lui revenait en tête. Il posa sa main sur l’épaule de Lefine.

— Puisque tu as vendu mes confidences, je vais te rendre la monnaie de ta pièce. Et avec les intérêts s’il vous plaît. Le prince Eugène m’a placé dans une situation particulièrement pénible. Eh bien je vais tout te raconter. Comme ça, tu m’aideras dans mon enquête et je me sentirai moins seul en enfer.

5

Lefine devinait qu’ébruiter cette affaire lui attirerait les pires ennuis ; or il possédait un talent pour peser le pour et le contre. Comme il était doté d’un naturel pragmatique, ses premières paroles après le discours de Margont furent :

— Et maintenant, on fait quoi ?

Margont choisit un recueil de poèmes et le glissa dans une poche.

— Rassure-toi, je n’ai pas le culot de prendre un livre pour mes veillées. L’homme que nous recherchons est parvenu à séduire cette femme en une seule journée. Pourtant, nous savons que la victime n’était pas du genre à s’amouracher du premier venu. Qu’a-t-il bien pu lui dire pour réussir à lui plaire à ce point ?

Margont brandit un second recueil comme un prédicateur illuminé exhibant la Bible.

— Regarde comme ces pages sont usées. Elle a lu et relu ces ouvrages. Elle devait estimer qu’il correspondait à son idéal. La description de la personnalité de notre assassin est là-dedans !

Lefine était sceptique.

— Pour une femme honnête, elle reçoit un peu vite cet inconnu dans sa chambre.

— Cela s’explique. Si l’assassin est bien un officier, il ne lui restait que quelques heures à passer à Tresno avant d’entamer une campagne qui va peut-être durer des mois. Il y avait des centaines de soldats venus s’amuser ici : impossible d’être tranquille ailleurs que chez elle. Elle avait confiance, elle ne semblait pas craindre qu’il n’abuse de la situation.

— Ou elle souhaitait qu’il le fasse...

— Ça ne change rien au raisonnement.

Margont se pencha par la fenêtre. Il n’avait pas le vertige. Il lui paraissait aisé d’enjamber le cadre et de gagner le toit.

— Descends dire aux grenadiers et aux passants de ne pas s’affoler. Dis-leur que je suis à la recherche d’un déserteur et que, comme il s’agit d’un ancien ramoneur, je le soupçonne de se tapir quelque part là-haut. Ensuite, tu me suivras depuis la rue.

— Et vous espérez trouver quoi qui vaille la peine de se rompre les os ?

Mais Margont avait déjà pris appui sur les tuiles. Quelques instants plus tard, il faisait l’équilibriste sur les toits sous les regards mi-amusés mi-inquiets des villageois et des soldats. Lefine ne perdait pas son ami de vue, quitte à percuter régulièrement un badaud.

— Attention à la tuile sur votre droite, elle est descellée ! s’exclama-t-il.

— Merci.

— Vous savez, on voit tout aussi bien d’en bas.

Margont scrutait chaque pouce de toiture, espérant apercevoir un objet qu’aurait perdu l’assassin. Il ne trouvait rien et, lorsqu’il sautait d’un toit à un autre, il y avait toujours quelques crétins en bas pour l’applaudir. Il s’arrêta au sommet de la troisième auberge et contempla la rue. Une ribambelle de faces le fixait. Les gens étaient plus petits que ce qu’il aurait cru. Il détourna la tête de peur que son inquiétude naissante ne finisse par le rendre maladroit. Il imagina la scène. Il faisait nuit, il avait plu, ce qui avait rendu les tuiles glissantes, et on tirait sur le fugitif. Ce dernier courait. Courir ? Rien qu’à l’idée de presser le pas si loin du sol, le coeur de Margont se serrait. Il en déduisit que l’assassin était en excellente condition physique. Il reprit sa progression en se demandant comment cet homme avait fait pour redescendre de son perchoir à acrobates. Il arriva jusqu’à la dernière auberge. Celle-ci était séparée de la maison suivante par une rue de trois mètres de large. Par ailleurs, l’habitation, en bois, ne disposait que d’un rez-de-chaussée alors que lui dominait deux étages. Il lui semblait impossible de poursuivre sa progression, mais il désirait un second avis.

— Je vais prendre de l’élan et sauter, lança-t-il à Lefine.

Le sergent se mit à gesticuler dans tous les sens.

— Vous êtes fou, mon capitaine ! C’est du suicide ! Vous allez vous écraser comme une crêpe ! L’ass... le déserteur est obligatoirement descendu avant. Il n’y a qu’à aller demander aux habitants de cette baraque s’ils ont entendu quelqu’un tomber sur leur toit cette nuit. Un boucan pareil, ça les aurait forcément réveillés.

Margont revint sur ses pas. Un caporal d’artillerie dont le cou et le bas du visage n’étaient plus qu’une cicatrice de brûlure se pencha vers Lefine.

— L’est pas un peu malade de la tête, ton capitaine ?

— Quand quelque chose lui tient à coeur, il y pense en permanence et il ne mesure plus très bien les risques.

— Ça peut coûter cher, l’inconscience, répliqua le caporal en promenant lentement son index sur sa joue fripée comme un drap mouillé.

Margont retourna sur ses pas et se figea devant l’arbre, un énorme chêne dont certaines branches étaient cassées. Il y avait de nombreuses traces de pas aux alentours. À quelques mètres de là, on apercevait l’empreinte grossière d’un corps. Son fond était constitué d’une boue sanglante. Un instant plus tard, les deux hommes examinaient les lieux.

— Voilà son trajet : il saute de ce toit, freine sa chute en agrippant ces branches qui cèdent, atterrit dans cette flaque, marche vers le bois... Mais à partir de là, on n’y comprend plus rien à cause de toutes ces empreintes : les pas de ceux qui le poursuivaient, de ceux qui ont emporté la sentinelle, des curieux, des promeneurs...

— Ces bougres d’ânes ont piétiné notre seul indice, les traces de pas !

Le regard de Margont s’illumina.

— Ils ne les ont pas toutes fait disparaître : la flaque ! Personne ne s’amuse à patauger pour le seul plaisir d’abîmer ses chaussures.

Il fixait l’étendue d’eau boueuse qui encerclait le tronc et ses racines.

— Va me chercher des grenadiers pour écoper. Sans marcher dans la flaque, surtout !