– Le roi?
– J'avais déjà sa pratique qu'il n'était encore que duc d'Anjou. À son retour de Pologne, il s'est souvenu de moi et m'a fait fournisseur de la cour.
– C'est une belle connaissance que vous avez là, monsieur Briquet.
– La connaissance de Sa Majesté?
– Oui.
– Tout le monde ne dit pas cela, frère Borromée.
– Oh! les ligueurs.
– Tout le monde l'est peu ou prou aujourd'hui.
– Vous l'êtes peu, vous, à coup sûr?
– Moi, pourquoi cela?
– Quand on connaît personnellement le roi.
– Eh! eh! j'ai ma politique comme les autres, fit Chicot.
– Oui, mais votre politique est en harmonie avec celle du roi?
– Ne vous y fiez pas; nous disputons souvent.
– Si vous disputez, comment vous confie-t-il une mission?
– Une commission, vous voulez dire?
– Mission ou commission, peu importe; l'une ou l'autre implique confiance.
– Peuh! pourvu que je sache bien prendre mes mesures, voilà tout ce qu'il faut au roi.
– Vos mesures!
– Oui.
– Mesures politiques, mesures de finances?
– Non, mesures d'étoffes.
– Comment? fit Borromée stupéfait.
– Sans doute; vous allez comprendre.
– J'écoute.
– Vous savez que le roi a fait un pèlerinage à Notre-Dame de Chartres.
– Oui, pour obtenir un héritier.
– Justement. Vous savez qu'il y a un moyen sûr d'arriver au résultat que poursuit le roi.
– Il paraît, en tout cas, que le roi n'emploie pas ce moyen. – Frère Borromée! fit Chicot.
– Quoi?
– Vous savez parfaitement qu'il s'agit d'obtenir un héritier de la couronne par miracle, et non autrement.
– Et ce miracle, ou le demande?…
– À Notre-Dame de Chartres.
– Ah! oui, la chemise?
– Allons donc! c'est cela. Le roi lui a pris sa chemise, à cette bonne Notre-Dame, et l'a donnée à la reine, de sorte qu'en échange de cette chemise, il veut lui donner une robe pareille à celle de la Notre-Dame de Tolède, qui est, dit-on, la plus belle et la plus riche robe de vierge qui existe au monde.
– De sorte que vous allez…
– À Tolède, cher frère Borromée, à Tolède, prendre mesure de cette robe et en faire une pareille.
Borromée parut hésiter s'il devait croire ou ne pas croire Chicot sur parole.
Après de mûres réflexions, nous sommes autorisés à penser qu'il ne le crut pas.
– Vous jugez donc, continua Chicot, comme s'il ignorait entièrement ce qui se passait dans l'esprit du frère trésorier, vous jugez donc que la compagnie des hommes d'église m'eût été fort agréable en pareille circonstance. Mais le temps passe, et frère Jacques ne peut tarder maintenant. Au surplus, je vais l'attendre dehors, à la Croix-Faubin, par exemple.
– Je crois que cela vaut mieux, dit Borromée.
– Vous aurez donc la complaisance de le prévenir, aussitôt son arrivée?
– Oui.
– Et vous me l'enverrez?
– Je n'y manquerai pas.
– Merci, cher frère Borromée, enchanté d'avoir fait votre connaissance!
Tous deux s'inclinèrent: Chicot sortit par le petit escalier; derrière lui, frère Borromée ferma la porte au verrou.
– Allons, allons, dit Chicot, il est important, à ce qu'il paraît, que je ne voie pas la dame; il s'agit donc de la voir.
Et pour mettre ce projet à exécution, Chicot sortit du prieuré des Jacobins le plus ostensiblement possible, causa un instant avec le frère portier et s'achemina vers la Croix-Faubin en suivant le milieu de la route.
Seulement, arrivé à la Croix Faubin, il disparut à l'angle du mur d'une ferme, et là, sentant qu'il pouvait défier tous les argus du prieur, eussent-ils des yeux de faucon comme Borromée, il se glissa le long des bâtiments, suivit dans un fossé une haie qui faisait retour, et gagna, sans avoir été aperçu, une charmille assez bien garnie qui s'étendait juste en face du couvent.
Arrivé à ce point, qui lui présentait un centre d'observation tel qu'il le pouvait désirer, il s'assit ou plutôt se coucha, et attendit que frère Jacques rentrât au couvent et que la dame en sortît.
XXV L'embuscade
Chicot, on le sait, n'était pas long à prendre un parti. Il prit celui d'attendre, et cela le plus commodément possible.
À travers l'épaisseur de la charmille, il se fit une fenêtre pour ne point laisser passer inaperçus les allants et les venants qui pouvaient l'intéresser.
La route était déserte. Au plus loin que la vue de Chicot pouvait s'étendre, il n'apparaissait ni cavalier, ni curieux, ni paysan. Toute la foule de la veille s'était évanouie avec le spectacle qui l'avait causée.
Chicot ne vit donc rien qu'un homme assez mesquinement vêtu, qui se promenait transversalement sur la route, et prenait des mesures avec un long bâton pointu, sur le pavé de Sa Majesté le roi de France.
Chicot n'avait absolument rien à faire. Il fut enchanté d'avoir trouvé ce bonhomme pour lui servir de point de mire.
– Que mesurait-il? pourquoi mesurait-il? voilà quelles furent, pendant une ou deux minutes, les plus sérieuses réflexions de maître Robert Briquet.
Il se résolut à ne point le perdre de vue.
Malheureusement, au moment où, arrivé au bout de sa mesure, l'homme allait relever la tête, une plus importante découverte vint absorber toute son attention, en le forçant de lever les yeux vers un autre point.
La fenêtre du balcon de Gorenflot s'ouvrit à deux battants, et l'on vit apparaître la respectable rotondité de dom Modeste, lequel, avec ses gros yeux écarquillés, son sourire des jours de fête et ses plus galantes façons, conduisait une dame presque ensevelie sous une mante de velours garnie de fourrure.
– Oh! oh! se dit Chicot, voici la pénitente. L'allure est jeune; voyons un peu la tête: là, bien, tournez-vous encore un peu de ce côté; à merveille! Il est vraiment singulier que je trouve des ressemblances à toutes les figures que je vois. Fâcheuse manie que j'ai là! bon. Voilà l'écuyer à présent. Oh! oh! quant à lui, je ne me trompe pas, c'est bien Mayneville. Oui, oui, la moustache retroussée, l'épée à coquille, c'est lui-même; mais raisonnons un peu: si je ne me trompe pas pour Mayneville, ventre de biche! pourquoi me tromperais-je pour madame de Montpensier? car cette femme, eh oui! morbleu! c'est la duchesse.
Chicot, on peut le croire, abandonna dès ce moment l'homme aux mesures, pour ne pas perdre de vue les deux illustres personnages.
Au bout d'une seconde, il vit apparaître derrière eux la face pâle de Borromée, que Mayneville interrogea à plusieurs reprises.
– C'est cela, dit-il, tout le monde en est; bravo! conspirons, c'est la mode; mais, que diable! la duchesse veut-elle par hasard prendre pension chez dom Modeste, elle qui a déjà la maison de Bel-Esbat, à cent pas d'ici?