– Et moi, j'en ai vingt-cinq, dit Ernauton; voilà pourquoi je vais vous corriger selon vos mérites.
Et le saisissant par le collet et par la ceinture, il le souleva de terre et le jeta, comme il eût fait d'un paquet, par la fenêtre du rez-de-chaussée, dans la rue, et cela tandis que Lardille poussait des cris à faire crouler les murs.
– Maintenant, ajouta tranquillement Ernauton, beau-père, belle-mère, beau-fils et toutes les familles du monde, j'en fais de la chair à pâté, si l'on veut me déranger encore.
– Ma foi, dit Miradoux, je trouve qu'il a raison, moi: pourquoi l'agacer, ce gentilhomme?
– Ah! lâche! lâche! qui laisse battre son fils! s'écria Lardille en s'avançant vers Eustache et en secouant ses cheveux épars.
– Là, là, là, fit Eustache, du calme, cela lui fera le caractère.
– Ah ça! dites donc, on jette donc des hommes par la fenêtre ici? dit un officier en entrant: que diable! quand on se livre à ces sortes de plaisanteries, on devrait crier au moins: Gare là-dessous!
– Monsieur de Loignac! s'écrièrent une vingtaine de voix.
– Monsieur de Loignac! répétèrent les quarante-cinq.
Et à ce nom, connu par toute la Gascogne, chacun se leva et se tut.
IX M. de Loignac
Derrière M. de Loignac entra à son tour Militor, moulu de sa chute et cramoisi de colère.
– Serviteur, messieurs, dit Loignac; nous menons grand bruit, ce me semble. – Ah! ah! maître Militor a encore fait le hargneux, à ce qu'il paraît, et son nez en souffre.
– On me paiera mes coups, grommela Militor en montrant le poing à Carmainges.
– Servez, maître Fournichon, cria Loignac, et que chacun soit doux avec son voisin, si c'est possible. Il s'agit, à partir de ce moment, de s'aimer comme des frères.
– Hum! fit Sainte-Maline.
– La charité est rare, dit Chalabre en étendant sa serviette sur son pourpoint gris de fer, de manière à ce que, quelle que fût l'abondance des sauces, il ne lui arrivât aucun accident.
– Et s'aimer de si près, c'est difficile, ajouta Ernauton: il est vrai que nous ne sommes pas ensemble pour longtemps.
– Voyez, s'écria Pincorney qui avait encore les railleries de Sainte-Maline sur le cœur, on se moque de moi parce que je n'ai point de chapeau, et l'on ne dit rien à M. de Montcrabeau, qui va dîner avec une cuirasse du temps de l'empereur Pertinax dont il descend selon toute probabilité… Ce que c'est que la défensive!
Montcrabeau, piqué au jeu, se redressa, et avec une voix de fausset:
– Messieurs, dit-il, je l'ôte: avis à ceux qui aiment mieux me voir avec des armes offensives qu'avec des armes défensives.
Et il délaça majestueusement sa cuirasse en faisant signe à son laquais, gros grison d'une cinquantaine d'années, de s'approcher de lui.
– Allons, la paix! la paix! fit M. de Loignac, et mettons-nous à table.
– Débarrassez-moi de cette cuirasse, je vous prie, dit Pertinax à son laquais.
Le gros homme la lui prit des mains.
– Et moi, lui dit-il tout bas, ne vais-je point dîner aussi? Fais-moi donc servir quelque chose, Pertinax, je meurs de faim.
Cette interpellation, si étrangement familière qu'elle fût, n'excita aucun étonnement chez celui auquel elle était adressée.
– J'y ferai mon possible, dit-il; mais, pour plus grande certitude, enquérez-vous de votre côté.
– Hum! fit le laquais d'un ton maussade, voilà qui n'est point rassurant.
– Ne vous reste-t-il absolument rien? demanda Pertinax.
– Nous avons mangé notre dernier écu à Sens.
– Dame! voyez à faire argent de quelque chose.
Il achevait à peine, quand on entendit crier dans la rue, puis sur le seuil de l'hôtellerie:
– Marchand de vieux fer! qui vend son fer et sa ferraille?
À ce cri, madame Fournichon courut vers la porte, tandis que Fournichon transportait majestueusement les premiers plats sur la table.
Si l'on en juge d'après l'accueil qui lui fut fait, la cuisine de Fournichon était exquise.
Fournichon, ne pouvant faire face à tous les compliments qui lui étaient adressés, voulut admettre sa femme à leur partage.
Il la chercha des yeux, mais inutilement: elle avait disparu.
Il l'appela.
– Que fait-elle donc? demanda-t-il à un marmiton en voyant qu'elle ne venait pas.
– Ah! maître, un marché d'or, répondit celui-ci. Elle vend toute votre vieille ferraille pour de l'argent neuf.
– J'espère qu'il n'est pas question de ma cuirasse de guerre ni de mon armet de bataille! s'écria Fournichon en s'élançant vers la porte.
– Et non, et non, dit Loignac, puisque l'achat des armes est défendu par ordonnance du roi.
– N'importe, dit Fournichon. Et il courut vers la porte.
Madame Fournichon rentrait triomphante.
– Eh bien, qu'avez-vous? dit-elle en regardant son mari tout effaré.
– J'ai qu'on me prévient que vous vendez mes armes.
– Après?
– C'est que je ne veux pas qu'on les vende, moi!
– Bah! puisque nous sommes en paix, mieux valent deux casseroles neuves qu'une vieille cuirasse.
– Ce doit cependant être un assez pauvre commerce que celui du vieux fer, depuis cet édit du roi dont parlait tout à l'heure M. de Loignac! dit Chalabre.
– Au contraire, monsieur, dit dame Fournichon, et depuis longtemps se même marchand-là me tentait avec ses offres. Ma foi, aujourd'hui je n'ai pu y résister, et retrouvant l'occasion, je l'ai saisie. Dix écus, monsieur, sont dix écus, et une vieille cuirasse n'est jamais qu'une vieille cuirasse.
– Comment! dix écus! fit Chalabre; si cher que cela? diable!
Et il devint pensif.
– Dix écus! répéta Pertinax en jetant un coup d'œil éloquent sur son laquais; entendez-vous, monsieur Samuel?
Mais M. Samuel n'était déjà plus là.
– Ah ça! mais, dit M. de Loignac, ce marchand-là risque la corde, ce me semble?
– Oh! c'est un brave homme, bien doux et bien arrangeant, reprit madame Fournichon.
– Mais que fait-il de toute cette ferraille?
– Il la revend au poids.