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– Bien, bien, dit-il, je vais me mettre à l'école de frère Borromée, et quand il m'aura bien pénétré de ses théories, je vous demanderai une grâce, mon révérend.

– Elle vous sera accordée, Chicot, comme tout ce que vous demanderez à votre ami. Maintenant, dites, quelle est cette grâce?

– Vous me chargerez de l'économat du prieuré pendant huit jours seulement.

– Et que ferez-vous pendant ces huit jours?

– Je nourrirai frère Borromée de ses théories; je lui servirai un plat, un verre vide, en lui disant: Désirez de toute la force de votre faim et de votre soif une dinde aux champignons et une bouteille de chambertin; mais prenez garde de vous griser avec ce chambertin, prenez garde d'avoir une indigestion de cette dinde, cher frère philosophe.

– Ainsi, dit Gorenflot, tu ne crois pas à l'appétence, païen?

– C'est bien! c'est bien! je crois ce que je crois; mais brisons sur les théories.

– Soit, dit Gorenflot, brisons et parlons un peu de la réalité.

Et Gorenflot se versa un verre plein.

– À ce bon temps dont tu parlais tout à l'heure, Chicot, dit-il, à nos soupers à la Corne-d'Abondance!

– Bravo! je croyais que tu avais oublié tout cela, révérend.

– Profane! tout cela dort sous la majesté de ma position; mais, morbleu! je suis toujours le même.

Et Gorenflot se mit à entonner sa chanson favorite, malgré les chuts de Chicot.

Quand l'ânon est deslâché,

Quand le vin est débouché,

L'ânon dresse son oreille,

Le vin sort de la bouteille;

Mais rien n'est si éventé

Que le moine en pleine treille;

Mais rien n'est si débâté

Que le moine en liberté.

– Mais chut! donc, malheureux! dit Chicot; si frère Borromée entrait, il croirait qu'il y a huit jours que vous n'avez ni bu ni mangé.

– Si frère Borromée entrait, il chanterait avec nous.

– Je ne crois pas.

– Et moi, je te dis…

– De te taire et de répondre à mes questions.

– Parle alors.

– Tu ne m'en donnes pas le temps, ivrogne!

– Oh! ivrogne, moi!

– Voyons, il résulte de l'exercice des armes que ton couvent est changé en une véritable caserne.

– Oui, mon ami, c'est le mot, véritable caserne, caserne véritable; jeudi dernier, est-ce jeudi? oui, c'est jeudi; attends donc, je ne sais plus si c'est jeudi.

– Jeudi ou vendredi, la date n'y fait rien.

– C'est juste, le fait, voilà tout, n'est-ce pas?

– Eh bien! jeudi ou vendredi, dans le corridor, j'ai trouvé deux novices qui se battaient au sabre avec deux seconds qui se préparaient de leur côté à en découdre.

– Et qu'as-tu fait?

– Je me suis fait apporter un fouet pour rosser les novices qui se sont enfuis; mais Borromée…

– Ah! ah! Borromée, encore Borromée.

– Toujours.

– Mais Borromée?…

– Borromée les a rattrapés et vous les a fustigés de telle façon qu'ils sont encore au lit, les malheureux!

– Je demande à voir leurs épaules pour apprécier la vigueur du bras de frère Borromée, fit Chicot.

– Nous déranger pour voir d'autres épaules que des épaules de mouton, jamais! Mangez donc de ces pâtes d'abricot.

– Non pas, morbleu! j'étoufferais.

– Buvez alors.

– Non plus: j'ai à marcher, moi.

– Eh bien! moi, crois-tu donc que je n'aie point à marcher? et cependant je bois.

– Oh! vous, c'est différent; et puis pour crier les commandements il vous faut des poumons.

– Alors, un verre, rien qu'un verre de cette liqueur digestive, dont Eusèbe a seul le secret.

– D'accord.

– Elle est si efficace, qu'eut-on dîné de façon gloutonne, on se trouverait nécessairement avoir faim deux heures après son dîner.

– Quelle recette pour les pauvres! Savez-vous que si j'étais roi, je ferais trancher la tête à Eusèbe; sa liqueur est capable d'affamer un royaume. Oh! oh! qu'est-ce que cela?

– C'est l'exercice qui commence, dit Gorenflot.

En effet, on venait d'entendre un grand bruit de voix et de ferraille venant de la cour.

– Sans le chef? dit Chicot. Oh! oh! voilà des soldats assez mal disciplinés, ce me semble.

– Sans moi? jamais! dit Gorenflot; d'ailleurs cela ne se peut pas, comprends-tu? puisque c'est moi qui commande, puisque l'instructeur, c'est moi; et, tiens, la preuve, c'est que j'entends frère Borromée qui vient prendre mes ordres.

En effet, au moment même, Borromée entrait, lançant à Chicot un regard oblique et prompt comme la flèche traîtresse du Parthe.

– Oh! oh! pensa Chicot, tu as eu tort de me lancer ce regard-là; il t'a trahi.

– Seigneur prieur, dit Borromée, on n'attend plus que vous pour commencer la visite des armes et des cuirasses.

– Des cuirasses! oh! oh! se dit tout bas Chicot, un instant, j'en suis, j'en suis!

Et il se leva précipitamment.

– Vous assisterez à mes manœuvres, dit Gorenflot en se soulevant à son tour, comme ferait un bloc de marbre qui prendrait des jambes; votre bras, mon ami; vous allez voir une belle instruction.

– Le fait est que le seigneur prieur est un tacticien profond, dit Borromée, sondant l'imperturbable physionomie de Chicot.

– Dom Modeste est un homme supérieur en toutes choses, répondit Chicot en s'inclinant.

Puis tout bas, à lui-même:

– Oh! oh! murmura-t-il, jouons serré, mon aiglon, ou voilà un milan qui t'arracherait les plumes.

XXII Frère Borromée

Lorsque Chicot, soutenant le révérend prieur, arriva par le grand escalier dans la cour du prieuré, le coup d'œil fut exactement celui d'une immense caserne en pleine activité.

Partagé en deux bandes de cent hommes chacune, les moines, la hallebarde, la pique ou le mousquet au pied, attendaient comme des soldats l'apparition de leur commandant.