Le troisième Gascon s'approcha; c'était le Gascon à la femme et aux enfants.
– Votre carte? demanda Loignac.
Sa main obéissante plonge aussitôt dans une petite gibecière de peau de chèvre qu'il portait au côté droit.
Mais ce fut inutilement: embarrassé qu'il était par l'enfant qu'il portait dans ses bras, il ne trouvait point le papier qu'on lui demandait.
– Que diable faites-vous de cet enfant, monsieur? vous voyez bien qu'il vous gêne.
– C'est mon fils, monsieur de Loignac.
– Eh bien! déposez votre fils à terre.
Le Gascon obéit; l'enfant se mit à hurler.
– Ah ça! vous êtes donc marié? demanda Loignac.
– Oui, monsieur l'officier.
– À vingt ans?
– On se marie jeune chez nous, vous le savez bien, monsieur de Loignac, vous qui vous êtes marié à dix-huit.
– Bon! fit Loignac, en voilà encore un qui me connaît.
La femme s'était approchée pendant ce temps, et les enfants, pendus à sa robe, l'avaient suivie.
– Et pourquoi ne serait-il point marié? demanda-t-elle en se redressant et en écartant de son front hâlé ses cheveux noirs que la poussière du chemin y fixait comme une pâte; est-ce que c'est passé de mode de se marier à Paris? Oui, monsieur, il est marié, et voici encore deux autres enfants qui l'appellent leur père.
– Oui, mais qui ne sont que les fils de ma femme, monsieur de Loignac, comme aussi ce grand garçon qui tient derrière; avancez, Militor, et saluez monsieur de Loignac, notre compatriote.
Un garçon de seize à dix-sept ans, vigoureux, agile et ressemblant à un faucon par son œil rond et son nez crochu, s'approcha les deux mains passées dans sa ceinture de buffle; il était vêtu d'une bonne casaque de laine tricotée, portait sur ses jambes musculeuses un haut-de-chausse en peau de chamois, et une moustache naissante ombrageait sa lèvre à la fois insolente et sensuelle.
– C'est Militor, mon beau-fils, monsieur de Loignac, le fils aîné de ma femme, qui est une Chavantrade, parente des Loignac, Militor de Chavantrade, pour vous servir. Saluez donc, Militor.
Puis se baissant vers l'enfant qui se roulait en criant sur la route:
– Tais-toi, Scipion, tais-toi, petit, ajouta-t-il tout en cherchant sa carte dans toutes ses poches.
Pendant ce temps, Militor, pour obéir à l'injonction de son père, s'inclinait légèrement et sans sortir ses mains de sa ceinture.
– Pour l'amour de Dieu, monsieur, votre carte! s'écria Loignac, impatienté.
– Venez ça et m'aidez, Lardille, dit à sa femme le Gascon tout rougissant.
Lardille détacha l'une après l'autre les deux mains cramponnées à sa robe, et fouilla elle-même dans la gibecière et dans les poches de son mari.
– Rien! dit-elle, il faut que nous l'ayons perdue.
– Alors, je vous fais arrêter, dit Loignac.
Le Gascon devint pâle.
– Je m'appelle Eustache de Miradoux, dit-il, et je me recommanderai de M. de Sainte-Maline, mon parent.
– Ah! vous êtes parent de Sainte-Maline, dit Loignac un peu radouci. Il est vrai que, si on les écoutait, ils sont parents de tout le monde! eh bien, cherchez encore, et surtout cherchez fructueusement.
– Voyez, Lardille, voyez dans les hardes de vos enfants, dit Eustache, tremblant de dépit et d'inquiétude.
Lardille s'agenouilla devant un petit paquet de modestes effets, qu'elle retourna en murmurant.
Le jeune Scipion continuait de s'égosiller; il est vrai que ses frères de mère, voyant qu'on ne s'occupait pas d'eux, s'amusaient à lui entonner du sable dans la bouche.
Militor ne bougeait pas; on eût dit que les misères de la vie de famille passaient au-dessous ou au-dessus de ce grand garçon sans l'atteindre.
– Eh! fit tout à coup monsieur de Loignac; que vois-je là-bas, sur la manche de ce dadais, dans une enveloppe de peau?
– Oui, oui, c'est cela! s'écria Eustache triomphant; c'est une idée de Lardille, je me le rappelle maintenant; elle a cousu cette carte sur Militor.
– Pour qu'il portât quelque chose, dit ironiquement de Loignac. Fi! le grand veau! qui ne tient même pas ses bras ballants, dans la crainte de porter ses bras.
Les lèvres de Militor blêmirent de colère, tandis que son visage se marbrait de rouge sur le nez, le menton et les sourcils.
– Un veau n'a pas de bras; grommela-t-il avec de méchants yeux, il a des pattes comme certaines gens de ma connaissance.
– La paix! dit Eustache; vous voyez bien, Militor, que monsieur de Loignac nous fait l'honneur de plaisanter avec nous.
– Non, pardioux! je ne plaisante pas, répliqua Loignac, et je veux au contraire que ce grand drôle prenne mes paroles comme je les dis. S'il était mon beau-fils, je lui ferais porter mère, frère, paquet, et, corbleu! je monterais dessus le tout, quitte à lui allonger les oreilles pour lui prouver qu'il n'est qu'un âne.
Militor perdit toute contenance, Eustache parut inquiet; mais sous cette inquiétude perçait je ne sais quelle joie de cette humiliation infligée à son beau-fils.
Lardille, pour trancher toute difficulté et sauver son premier-né des sarcasmes de M. de Loignac, offrit à l'officier la carte, débarrassée de son enveloppe de peau.
M. de Loignac la prit et lut.
– Eustache de Miradoux, 26 octobre, midi précis, porte Saint-Antoine.
– Allez donc, dit-il, et voyez si vous n'oubliez pas quelqu'un de vos marmots, beaux ou laids.
Eustache de Miradoux reprit le jeune Scipion entre ses bras, Lardille s'empoigna de nouveau à sa ceinture, les deux enfants saisirent derechef la robe de leur mère, et cette grappe de famille, suivie du silencieux Militor, alla se ranger près de ceux qui attendaient après l'examen subi.
– La peste! murmura Loignac entre ses dents, en regardant Eustache de Miradoux et les siens faire leur évolution, la peste de soldats que M. d'Épernon aura là.
Puis se retournant:
– Allons, à vous! dit-il.
Ces paroles s'adressaient au quatrième postulant.
Il était seul et fort raide, réunissant le pouce et le médium pour donner des chiquenaudes à son pourpoint gris de fer et en chasser la poussière; sa moustache, qui paraissait faite de poils de chat, ses yeux verts et étincelants, ses sourcils dont l'arcade formait un demi-cercle saillant au-dessus de deux pommettes saillantes, ses lèvres minces enfin imprimaient à sa physionomie ce type de défiance et de parcimonieuse réserve auquel on reconnaît l'homme qui cache aussi bien le fond de sa bourse que le fond de son cœur.