Deux ou trois fois, en deux ou trois minutes, le roi prononça ce nom.
Il eût fallu à chaque fois voir Sainte-Maline se pencher pour saisir au vol cette intéressante énigme.
Mais, comme toutes les choses véritablement intéressantes, l'énigme demeurait interrompue par un incident ou par un bruit.
Le roi poussait quelque exclamation qui lui était arrachée par le chagrin d'avoir donné a certain endroit de son image un coup de ciseau hasardeux, ou bien par une injonction de se taire, adressée avec toute la tendresse possible à master Love, lequel jappait avec la prétention exagérée, mais visible, de faire autant de bruit qu'un dogue.
Le fait est que de Paris à Vincennes le nom d'Ernauton fut prononcé au moins six fois par le roi, et au moins quatre fois par le duc, sans que Sainte-Maline pût comprendre à quel propos avaient eu lieu ces dix répétitions.
Il se figura, on aime toujours à se leurrer, qu'il ne s'agissait de la part du roi que de demander la cause de la disparition du jeune homme, et de la part de d'Épernon que de raconter cette cause présumée ou réelle.
Enfin l'on arrive à Vincennes.
Il restait encore au roi trois péchés à découper. Aussi, sous le prétexte spécieux de se livrer à cette grave occupation, Sa Majesté, à peine descendue de voiture, s'enferma-t-elle dans sa chambre.
Il faisait la bise la plus froide du monde: aussi, Sainte-Maline commençait-il à s'accommoder dans une grande cheminée où il comptait se réchauffer, et dormir en se réchauffant, lorsque Loignac lui posa la main sur l'épaule.
– Vous êtes de corvée aujourd'hui, lui dit-il de cette voix brève qui n'appartient qu'à l'homme qui, ayant beaucoup obéi, sait à son tour se faire obéir; vous dormirez donc un autre soir: ainsi debout, monsieur de Sainte-Maline.
– Je veillerai quinze jours de suite, s'il le faut, monsieur, répondit celui-ci.
– Je suis fâché de n'avoir personne sous la main, dit Loignac en faisant semblant de chercher autour de lui.
– Monsieur, interrompit Sainte-Maline, il est inutile que vous vous adressiez à un autre; s'il le faut, je ne dormirai pas d'un mois.
– Oh! nous ne serons pas si exigeants que cela; tranquillisez-vous.
– Que faut il faire, monsieur?
– Remonter à cheval et retourner à Paris.
– Je suis prêt; j'ai mis mon cheval tout sellé au râtelier.
– C'est bien. Vous irez droit au logis des quarante-cinq.
– Oui, monsieur.
– Là, vous réveillerez tout le monde, mais de telle façon, qu'excepté les trois chefs que je vais vous désigner, nul ne sache où l'on va ni ce que l'on va faire.
– J'obéirai ponctuellement à ces premières instructions.
– Voici les autres:
Vous laisserez quatorze de ces messieurs à la porte Saint-Antoine;
Quinze autres à moitié chemin;
Et vous ramènerez ici les quatorze autres.
– Regardez cela comme fait, monsieur de Loignac; mais à quelle heure faudra-t-il sortir de Paris?
– À la nuit tombante.
– À cheval ou à pied?
– À cheval.
– Quelles armes?
– Toutes: dague, épée et pistolets.
– Cuirassés?
– Cuirassés.
– Le reste de la consigne, monsieur?
– Voici trois lettres: une pour M. de Chalabre, une pour M. de Biran, une pour vous. M. de Chalabre commandera la première escouade, M. de Biran la seconde, vous la troisième.
– Bien, monsieur.
– On n'ouvrira ces lettres que sur le terrain, quand sonneront six heures. M. de Chalabre ouvrira la sienne porte Saint-Antoine, M. de Biran à la Croix-Faubin, vous à la porte du donjon.
– Faudra-t-il venir vite?
– De toute la vitesse de vos chevaux, sans donner de soupçons cependant, ni se faire remarquer. Pour sortir de Paris, chacun prendra une porte différente: M. de Chalabre, la porte Bourdelle; M. de Biran, la porte du Temple; vous, qui avez le plus de chemin à faire, vous prendrez la route directe, c'est-à-dire la porte Saint-Antoine. – Bien, monsieur.
– Le surplus des instructions est dans ces trois lettres. Allez donc.
Sainte-Maline salua et fit un mouvement pour sortir.
– À propos, reprit Loignac, d'ici à la Croix-Faubin, allez aussi vite que vous voudrez; mais de la Croix-Faubin à la barrière, allez au pas. Vous avez encore deux heures avant qu'il ne fasse nuit; c'est plus de temps qu'il ne vous en faut.
– À merveille, monsieur.
– Avez-vous bien compris, et voulez-vous que je vous répète l'ordre?
– C'est inutile, monsieur.
– Bon voyage, monsieur de Sainte-Maline.
Et Loignac, traînant ses éperons, rentra dans les appartements.
– Quatorze dans la première troupe, quinze dans la seconde et quinze dans la troisième, il est évident qu'on ne compte pas sur Ernauton, et qu'il ne fait plus partie des quarante-cinq.
Sainte-Maline, tout gonflé d'orgueil, fit sa commission en homme important, mais exact. Une demi-heure après son départ de Vincennes, et toutes les instructions de Loignac suivies à la lettre, il franchissait la barrière.
Un quart d'heure après, il était au logis des quarante-cinq.
La plupart de ces messieurs savouraient déjà dans leurs chambres la vapeur du souper qui fumait aux cuisines respectives de leurs ménagères.
Ainsi, la noble Lardille de Chavantrade avait préparé un plat de mouton aux carottes, avec force épices, c'est-à-dire à la mode de Gascogne, plat succulent auquel, de son côté, Militor donnait quelques soins, c'est-à-dire quelques coups d'une fourchette de fer à l'aide de laquelle il expérimentait le degré de cuisson des viandes et des légumes.
Ainsi, Pertinax de Montcrabeau, avec l'aide de ce singulier domestique qu'il ne tutoyait pas et qui le tutoyait, Pertinax de Montcrabeau, disons-nous, exerçait, pour une escouade à frais communs, ses propres talents culinaires. La gamelle fondée par cet habile administrateur réunissait huit associés qui mettaient chacun six sous par repas.
M. de Chalabre ne mangeait jamais ostensiblement: on eût cru à un être mythologique placé par sa nature en dehors de tous les besoins.
Ce qui faisait douter de sa nature divine, c'était sa maigreur.
Il regardait déjeuner, dîner et souper ses compagnons, comme un chat orgueilleux qui ne veut pas mendier, mais qui a faim cependant, et qui, pour apaiser sa faim, se lèche les moustaches. Il est cependant juste de dire que lorsqu'on lui offrait, et on lui offrait rarement, il refusait, ayant, disait-il, les derniers morceaux à la bouche, et les morceaux n'étaient jamais moins que perdreaux, faisans, bartavelles, mauviettes, pâtés de coqs de bruyère et de poissons fins. Le tout avait été habilement arrosé à profusion de vins d'Espagne et de l'Archipel des meilleurs crûs, tels que Malaga, Chypre et Syracuse.
Toute cette société, comme on voit, disposait à sa guise de l'argent de Sa Majesté Henri III.
Au reste, on pouvait juger le caractère de chacun d'après l'aspect de son petit logement. Les uns aimaient les fleurs, et cultivaient dans un grès ébréché, sur sa fenêtre, quelque maigre rosier ou quelque scabieuse jaunissante; d'autres avaient, comme le roi, le goût des images sans avoir son habileté à les découper; d'autres enfin, en véritables chanoines, avaient introduit dans le logis la gouvernante ou la nièce.