Et Loignac, traînant ses éperons, rentra dans les appartements.
– Quatorze dans la première troupe, quinze dans la seconde et quinze dans la troisième, il est évident qu'on ne compte pas sur Ernauton, et qu'il ne fait plus partie des quarante-cinq.
Sainte-Maline, tout gonflé d'orgueil, fit sa commission en homme important, mais exact. Une demi-heure après son départ de Vincennes, et toutes les instructions de Loignac suivies à la lettre, il franchissait la barrière.
Un quart d'heure après, il était au logis des quarante-cinq.
La plupart de ces messieurs savouraient déjà dans leurs chambres la vapeur du souper qui fumait aux cuisines respectives de leurs ménagères.
Ainsi, la noble Lardille de Chavantrade avait préparé un plat de mouton aux carottes, avec force épices, c'est-à-dire à la mode de Gascogne, plat succulent auquel, de son côté, Militor donnait quelques soins, c'est-à-dire quelques coups d'une fourchette de fer à l'aide de laquelle il expérimentait le degré de cuisson des viandes et des légumes.
Ainsi, Pertinax de Montcrabeau, avec l'aide de ce singulier domestique qu'il ne tutoyait pas et qui le tutoyait, Pertinax de Montcrabeau, disons-nous, exerçait, pour une escouade à frais communs, ses propres talents culinaires. La gamelle fondée par cet habile administrateur réunissait huit associés qui mettaient chacun six sous par repas.
M. de Chalabre ne mangeait jamais ostensiblement: on eût cru à un être mythologique placé par sa nature en dehors de tous les besoins.
Ce qui faisait douter de sa nature divine, c'était sa maigreur.
Il regardait déjeuner, dîner et souper ses compagnons, comme un chat orgueilleux qui ne veut pas mendier, mais qui a faim cependant, et qui, pour apaiser sa faim, se lèche les moustaches. Il est cependant juste de dire que lorsqu'on lui offrait, et on lui offrait rarement, il refusait, ayant, disait-il, les derniers morceaux à la bouche, et les morceaux n'étaient jamais moins que perdreaux, faisans, bartavelles, mauviettes, pâtés de coqs de bruyère et de poissons fins. Le tout avait été habilement arrosé à profusion de vins d'Espagne et de l'Archipel des meilleurs crûs, tels que Malaga, Chypre et Syracuse.
Toute cette société, comme on voit, disposait à sa guise de l'argent de Sa Majesté Henri III.
Au reste, on pouvait juger le caractère de chacun d'après l'aspect de son petit logement. Les uns aimaient les fleurs, et cultivaient dans un grès ébréché, sur sa fenêtre, quelque maigre rosier ou quelque scabieuse jaunissante; d'autres avaient, comme le roi, le goût des images sans avoir son habileté à les découper; d'autres enfin, en véritables chanoines, avaient introduit dans le logis la gouvernante ou la nièce.
M. d'Épernon avait dit tout bas à Loignac que les quarante-cinq n'habitant pas l'intérieur du Louvre, il pouvait fermer les yeux là-dessus, et Loignac fermait les yeux.
Néanmoins, lorsque la trompette avait sonné, tout ce monde devenait soldat et esclave d'une discipline rigoureuse, sautait à cheval et se tenait prêt à tout.
À huit heures on se couchait l'hiver, à dix heures l'été; mais quinze seulement dormaient, quinze autres ne dormaient que d'un œil, et les autres ne dormaient pas du tout.
Comme il n'était que cinq heures et demie du soir, Sainte-Maline trouva son monde debout, et dans les dispositions les plus gastronomiques de la terre.
Mais d'un seul mot il renversa toutes les écuelles.
– À cheval, messieurs! dit-il.
Et laissant tout le commun des martyrs à la confusion de cette manœuvre, il expliqua l'ordre à messieurs de Biran et de Chalabre.
Les uns, tout en bouclant leurs ceinturons et en agrafant leurs cuirasses, entassèrent quelques larges bouchées humectées par un grand coup de vin; les autres, dont le souper était moins avancé, s'armèrent avec résignation.
M. de Chalabre seul, en serrant le ceinturon de son épée d'un ardillon, prétendit avoir soupé depuis plus d'une heure.
On fit l'appel.
Quarante-quatre seulement, y compris Sainte-Maline, répondirent.
– M. Ernauton de Carmainges manque, dit M. de Chalabre, dont c'était le tour d'exercer les fonctions de fourrier.
Une joie profonde emplit le cœur de Sainte-Maline et reflua jusqu'à ses lèvres qui grimacèrent un sourire, chose rare chez cet homme au tempérament sombre et envieux.
En effet, aux yeux de Sainte-Maline, Ernauton se perdait immanquablement par cette absence, sans raison, au moment d'une expédition de cette importance.
Les quarante-cinq, ou plutôt les quarante-quatre partirent donc, chaque peloton par la route qui lui était indiquée, c'est-à-dire M. de Chalabre, avec treize hommes, par la porte Bourdelle;
M. de Biran, avec quatorze, par la porte du Temple;
Et enfin, Sainte-Maline, avec quatorze autres, par la porte Saint-Antoine.
XLI Bel-Esbat
Il est inutile de dire qu'Ernauton, que Sainte-Maline croyait si bien perdu, poursuivait au contraire le cours inattendu de sa fortune ascendante.
Il avait d'abord calculé tout naturellement que la duchesse de Montpensier, qu'il était chargé de retrouver, devait être à l'hôtel de Guise, du moment où elle était à Paris.
Ernauton se dirigea donc d'abord vers l'hôtel de Guise.
Lorsque, après avoir frappé à la grande porte qui lui fut ouverte avec une extrême circonspection, il demanda l'honneur d'une entrevue avec madame la duchesse de Montpensier, il lui fut d'abord cruellement ri au nez.
Puis, comme il insista, il lui fut dit qu'il devait savoir que Son Altesse habitait Soissons et non Paris.
Ernauton s'attendait à cette réception: elle ne le troubla donc point.
– Je suis désespéré de cette absence, dit-il, j'avais une communication de la plus haute importance à faire à Son Altesse de la part de M. le duc de Mayenne.
– De la part de M. le duc de Mayenne? fit le portier, et qui donc vous a chargé de cette communication?
– M. le duc de Mayenne lui-même.
– Chargé! lui, le duc! s'écria le portier avec un étonnement admirablement joué; et où cela vous a-t-il chargé de cette communication? M. le duc n'est pas plus à Paris que madame la duchesse.
– Je le sais bien, répondit Ernauton; mais moi aussi je pouvais n'être pas à Paris; moi aussi, je puis avoir rencontré M. le duc ailleurs qu'à Paris; sur la route de Blois, par exemple.
– Sur la route de Blois? reprit le portier un peu plus attentif.