– Cahors est imprenable, sire, dit Chicot.
Henri arma son visage d'une impénétrable naïveté.
– Oh! imprenable, imprenable, dit-il; si aussi bien j'avais une armée… que je n'ai pas.
– Écoutez, sire, dit Chicot, nous ne sommes pas ici pour nous dire des douceurs. Entre Gascons, vous savez, on va franchement. Pour prendre Cahors, où est M. de Vezin, il faudrait être un Annibal ou un César, et Votre Majesté…
– Eh bien! Ma Majesté?… demanda Henri avec son narquois sourire.
– Votre Majesté l'a dit, elle n'aime pas la guerre.
Henri soupira; un trait de flamme illumina son œil plein de mélancolie; mais, comprimant aussitôt ce mouvement involontaire, il lissa de sa main noircie par le hâle sa barbe brune, en disant:
– Jamais je n'ai tiré l'épée, c'est vrai; jamais je ne la tirerai: je suis un roi de paille et un homme de paix; cependant, Chicot, par un contraste singulier, j'aime à m'entretenir de choses de guerre: c'est de mon sang cela. Saint Louis, mon ancêtre, avait ce bonheur, qu'étant pieux d'éducation et doux de nature, il devenait à l'occasion un rude jouteur de lance, une vaillante épée. Causons, si tu veux, Chicot, de M. de Vezin, qui est un César et un Annibal, lui.
– Sire, pardonnez-moi, dit Chicot, si j'ai pu non seulement vous blesser, mais encore vous inquiéter. Je ne vous ai parlé de M. de Vezin que pour éteindre tout vestige de flamme folle que la jeunesse et l'ignorance des affaires eussent pu faire naître dans votre cœur. Cahors, voyez-vous, est si bien défendue et si bien gardée, parce que c'est la clef du Midi.
– Hélas! dit Henri en soupirant plus fort, je le sais bien!
– C'est, poursuivit Chicot, la richesse territoriale unie à la sécurité de l'habitation. Avoir Cahors, c'est posséder greniers, celliers, coffres-forts, granges, logements et relations; posséder Cahors, c'est avoir tout pour soi; ne point posséder Cahors, c'est avoir tout contre soi.
– Eh! ventre saint-gris! murmura le roi de Navarre, voilà pourquoi j'avais si grande envie de posséder Cahors, que j'ai dit à ma pauvre mère d'en faire une des conditions sine quâ non de mon mariage. Tiens! voilà que je parle latin à présent. Cahors était donc l'apanage de ma femme: on me l'avait promis, on me le devait.
– Sire, devoir et payer… fit Chicot.
– Tu as raison, devoir et payer sont deux choses bien différentes, mon ami, de sorte que ton opinion, à toi, est que l'on ne me paiera point.
– J'en ai peur.
– Diable! fit Henri.
– Et franchement… continua Chicot.
– Eh bien!
– Franchement, on aura raison, sire.
– On aura raison? pourquoi cela, mon ami?
– Parce que vous n'avez pas su faire votre métier de roi, épouseur d'une fille de France, parce que vous n'avez pas su vous faire payer votre dot d'abord et remettre vos villes ensuite.
– Malheureux! dit Henri en souriant avec amertume, tu ne te souviens donc pas du toscin de Saint-Germain-l'Auxerrois? Il me semble qu'un marié que l'on veut égorger la nuit même de ses noces ne songe pas tant à sa dot qu'à sa vie.
– Bon! fit Chicot; mais depuis?
– Depuis? demanda Henri.
– Oui; nous avons eu la paix, ce me semble. Eh bien! il fallait profiter de cette paix pour instrumenter; il fallait, excusez-moi, sire, il fallait, au lieu de faire l'amour, négocier. C'est moins amusant, je le sais bien, mais plus profitable. Je vous dis cela, en vérité, sire, autant pour le roi mon maître que pour vous. Si Henri de France avait dans Henri de Navarre un allié fort, Henri de France serait plus fort que tout le monde, et, en supposant que catholiques et protestants pussent se réunir dans un même intérêt politique, quitte à débattre leurs intérêts religieux après; catholiques et protestants, c'est-à-dire les deux Henri, feraient à eux deux trembler le genre humain.
– Oh! moi, dit Henri avec humilité, je n'aspire à faire trembler personne, et pourvu que je ne tremble pas moi-même… Mais tiens, Chicot, ne parlons plus de ces choses qui me troublent l'esprit. Je n'ai pas Cahors, eh bien! je m'en passerai.
– C'est dur, mon roi!
– Que veux-tu! puisque tu penses toi-même que jamais Henri ne me rendra cette ville.
– Je le pense, sire, j'en suis sûr, et cela pour trois raisons.
– Dis-les-moi, Chicot.
– Volontiers. La première, c'est que Cahors est une ville de bon produit; que le roi de France aimera mieux se la réserver que de la donner à qui que ce soit.
– Ce n'est pas tout à fait honnête cela, Chicot.
– C'est royal, sire.
– Ah! c'est royal de prendre ce qui plaît?
– Oui, cela s'appelle se faire la part du lion, et le lion est le roi des animaux.
– Je me souviendrai de ce que tu me dis là, mon bon Chicot, si jamais je me fais roi. Ta seconde raison, mon fils?
– La voici: madame Catherine…
– Elle se mêle donc toujours de politique, ma bonne mère Catherine? interrompit Henri.
– Toujours; madame Catherine aimerait mieux voir sa fille à Paris qu'à Nérac, près d'elle que près de vous.
– Tu crois? Elle n'aime cependant pas sa fille d'une folle manière, madame Catherine.
– Non; mais madame Marguerite vous sert d'otage, sire.
– Tu es confit en finesse, Chicot. Le diable m'emporte, si j'eusse jamais songé à cela; mais enfin tu peux avoir raison; oui, oui, une fille de France, au besoin, est un otage. Eh bien?
– Eh bien! sire, en diminuant les ressources on diminue le plaisir du séjour. Nérac est une ville fort agréable, qui possède un parc charmant et des allées comme il n'en existe nulle part; mais madame Marguerite, privée de ressources, s'ennuiera à Nérac, et regrettera le Louvre.
– J'aime mieux ta première raison, Chicot, dit Henri en secouant la tête.
– Alors je vais vous dire la troisième.
Entre le duc d'Anjou qui cherche à se faire un trône et qui remue la Flandre, entre messieurs de Guise qui voudraient se forger une couronne et qui remuent la France; entre Sa Majesté le roi d'Espagne, qui voudrait tâter de la monarchie universelle et qui remue le monde, vous, prince de Navarre, vous faites la balance et maintenez un certain équilibre.
– En vérité! moi, sans poids.