Mais l'œuvre était immense; peut-être se fût-on détaché des grappins jetés par les ennemis sur la flotte française, mais il y avait encore ceux jetés par la flotte française sur les bâtiments ennemis.
Tout à coup vingt détonations se firent entendre; les bâtiments français tremblèrent dans leur membrure, gémirent dans leur profondeur.
C'étaient les canons qui défendaient la digue, et qui, chargés jusqu'à la gueule et abandonnés par les Anversois, éclataient tout seuls au fur et à mesure que le feu les gagnait, brisant sans intelligence tout ce qui se trouvait dans leur direction, mais brisant.
Les flammes montaient, comme de gigantesques serpents, le long des mâts, s'enroulaient autour des vergues, puis de leurs langues aiguës, venaient lécher les flancs cuivrés des bâtiments français.
Joyeuse, avec sa magnifique armure damasquinée d'or, donnant, calme et d'une voix impérieuse, ses ordres au milieu de toutes ces flammes, ressemblait à une de ces fabuleuses salamandres aux millions d'écaillés, qui, à chaque mouvement qu'elles faisaient, secouaient une poussière d'étincelles.
Mais bientôt les détonations redoublèrent plus fortes et plus foudroyantes; ce n'étaient plus les canons qui tonnaient, c'étaient les saintes-barbes qui prenaient feu, c'étaient les bâtiments eux-mêmes qui éclataient.
Tant qu’il avait espéré rompre les liens mortels qui l'attachaient à ses ennemis, Joyeuse avait lutté; mais il n'y avait plus d'espoir d'y réussir: la flamme avait gagné les vaisseaux français, et à chaque vaisseau ennemi qui sautait, une pluie de feu, pareille à un bouquet d'artifice, retombait sur son pont.
Seulement, ce feu, c'était le feu grégeois, ce feu implacable, qui s'augmente de ce qui éteint les autres feux, et qui dévore sa proie jusqu'au fond de l'eau.
Les bâtiments anversois, en éclatant, avaient rompu les digues; mais les bâtiments français, au lieu de continuer leur route, allaient à la dérive tout en flammes eux-mêmes, et entraînant après eux quelques fragments du brûlot rongeur, qui les avait étreints de ses bras de flammes.
Joyeuse comprit qu'il n'y avait plus de lutte possible; il donna l'ordre de mettre toutes les barques à la mer, et de prendre terre sur la rive gauche.
L'ordre fut transmis aux autres bâtiments à l'aide des porte-voix; ceux qui ne l'entendirent pas, eurent instinctivement la même idée.
Tout l'équipage fut embarqué jusqu'au dernier matelot, avant que Joyeuse quittât le pont de sa galère.
Son sang-froid semblait avoir rendu le sang-froid à tout le monde: chacun de ses marins avait à la main sa hache ou son sabre d'abordage.
Avant qu'il eût atteint les rives du fleuve, la galère amirale sautait, éclairant d'un côté la silhouette de la ville, et de l'autre l'immense horizon du fleuve qui allait, en s'élargissant toujours, se perdre dans la mer.
Pendant ce temps, l'artillerie des remparts avait éteint son feu: non pas que le combat eût diminué de rage, mais au contraire parce que Flamands et Français en étant venus aux mains, on ne pouvait plus tirer sur les uns sans tirer sur les autres.
La cavalerie calviniste avait chargé à son tour, faisant des prodiges; devant le fer de ses cavaliers, elle ouvre; sous les pieds de ses chevaux, elle broie; mais les Flamands blessés éventrent les chevaux avec leurs larges coutelas.
Malgré cette charge brillante de la cavalerie, un peu de désordre se met dans les colonnes françaises, et elles ne font plus que se maintenir au lieu d'avancer, tandis que des portes de la ville sortent incessamment des bataillons frais qui se ruent sur l'armée du duc d'Anjou.
Tout à coup, une grande rumeur se fait entendre presque sous les murailles de la ville. Les cris: Anjou! Anjou! France! France! retentissent sur les flancs des Anversois, et un choc effroyable ébranle toute cette masse si serrée, par la simple impulsion de ceux qui la poussent, que les premiers sont braves parce qu'ils ne peuvent faire autrement.
Ce mouvement, c'est Joyeuse qui le cause: ces cris, ce sont les matelots qui les poussent: quinze cents hommes armés de haches et de coutelas et conduits par Joyeuse auquel on a amené un cheval sans maître, sont tombés tout à coup sur les Flamands; ils ont à venger leur flotte en flammes et deux cents de leurs compagnons brûlés ou noyés.
Ils n'ont pas choisi leur rang de bataille, ils se sont élancés sur le premier groupe qu'à son langage et à son costume ils ont reconnu pour un ennemi.
Nul ne maniait mieux que Joyeuse sa longue épée de combat; son poignet tournait comme un moulinet d'acier, et chaque coup de taille fendait une tête, chaque coup de pointe trouait un homme.
Le groupe de Flamands sur lequel tomba Joyeuse fut dévoré comme un grain de blé par une légion de fourmis.
Ivres de ce premier succès, les marins poussèrent en avant.
Tandis qu'ils gagnaient du terrain, la cavalerie calviniste, enveloppée par ces torrents d'hommes, en perdait peu à peu; mais l'infanterie du comte de Saint-Aignan continuait de lutter corps à corps avec les Flamands.
Le prince avait vu l'incendie de la flotte comme une lueur lointaine; il avait entendu les détonations des canons et les explosions des bâtiments sans soupçonner autre chose qu'un combat acharné, qui de ce côté devait naturellement se terminer par la victoire de Joyeuse: le moyen de croire que quelques vaisseaux flamands luttassent avec une flotte française!
Il s'attendait donc à chaque instant à une diversion de la part de Joyeuse, lorsque tout à coup on vint lui dire que la flotte était détruite et que Joyeuse et ses marins chargeaient au milieu des Flamands.
Dès lors le prince commença de concevoir une grande inquiétude: la flotte, c'était la retraite et par conséquent la sûreté de l'armée.
Le duc envoya l'ordre à la cavalerie calviniste de tenter une nouvelle charge, et cavaliers et chevaux épuisés se rallièrent pour se ruer de nouveau sur les Anversois.
On entendait la voix de Joyeuse crier au milieu de la mêlée: Tenez ferme, monsieur de Saint-Aignan! France! France!
Et, comme un faucheur entamant un champ de blé, son épée tournoyait dans l'air et s'abattait, couchant devant lui sa moisson d'hommes; le faible favori, le sybarite délicat, semblait avoir revêtu avec sa cuirasse la force fabuleuse de l'Hercule néméen.
Et l'infanterie qui entendait cette voix dominant la rumeur, qui voyait cette épée éclairant la nuit, l'infanterie reprenait courage, et, comme la cavalerie, faisait un nouvel effort et revenait au combat.
Mais alors l'homme qu'on appelait monseigneur sortit de la ville sur un beau cheval noir.
Il portait des armes noires, c'est-à-dire le casque, les brassards, la cuirasse et les cuissards d'acier bruni; il était suivi de cinq cents cavaliers bien montés qu'avait mis sous ses ordres le prince d'Orange.
De son côté, Guillaume le Taciturne, par la porte parallèle, sortait avec son infanterie d'élite, qui n'avait pas encore donné.
Le cavalier aux armes noires courut au plus pressé: c'était à l'endroit où Joyeuse combattait avec ses marins.
Les Flamands le reconnaissaient et s'écartaient devant lui en criant joyeusement: Monseigneur! monseigneur! Joyeuse et ses marins sentirent l'ennemi fléchir; ils entendirent ces cris, et tout à coup ils se trouvèrent en face de cette nouvelle troupe, qui leur apparaissait subitement comme par enchantement.
Joyeuse, poussa son cheval sur le cavalier noir, et tous deux se heurtèrent avec un sombre acharnement.