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Henri s'arrêta sous un massif: en ce moment la grille du bord de l'eau roula sur ses gonds, et un homme entra caché dans un large manteau brun et suivi d'une sorte de page. Cet homme aperçut Henri, qui était trop absorbé dans son rêve pour penser à lui, et se glissa entre les arbres, évitant d'être vu ni par du Bouchage ni par aucun autre.

Henri ne prit pas garde à cette entrée mystérieuse; ce ne fut qu'en se retournant qu'il vit l'homme entrer dans les appartements.

Après dix minutes d'attente, il allait y entrer à son tour et questionner un valet de pied pour savoir à quelle heure précisément son frère serait visible, quand un domestique, qui paraissait le chercher, l'aperçut, vint à lui et le pria de vouloir bien passer dans la salle des livres, où le cardinal l'attendait.

Henri se rendit lentement à cette invitation, car il devinait une nouvelle lutte: il trouva son frère le cardinal qu'un valet de chambre accommodait dans un habit de prélat, un peu mondain peut-être, mais élégant et surtout commode.

– Bonjour, comte, dit le cardinal; quelles nouvelles, mon frère?

– Excellentes nouvelles quant à notre famille, dit Henri; Anne, vous le savez, s'est couvert de gloire dans cette retraite d'Anvers, et il vit.

– Et, Dieu merci! vous aussi vous êtes sain et sauf, Henri?

– Oui, mon frère.

– Vous voyez, dit le cardinal, que Dieu a ses desseins sur nous.

– Mon frère, je suis tellement reconnaissant à Dieu, que j'ai formé le projet de me consacrer à son service; je viens donc vous parler sérieusement de ce projet, qui me parait mûr, et dont je vous ai déjà dit quelques mots.

– Vous pensez toujours à cela, du Bouchage? fit le cardinal en laissant échapper une légère exclamation, qui indiquait que Joyeuse allait avoir un combat à livrer.

– Toujours, mon frère.

– Mais c'est impossible, Henri, reprit le cardinal; ne vous l'a-t-on pas déjà dit?

– Je n'ai pas écouté ce que l'on m'a dit, mon frère, parce qu'une voix plus forte, qui parle en moi, m'empêche d'entendre toute parole qui me détournerait de Dieu.

– Vous n'êtes pas assez ignorant des choses du monde, mon frère, dit le cardinal du ton le plus sérieux, pour croire que cette voix soit véritablement celle du Seigneur; au contraire, et je l'affirmerais, c'est un sentiment tout mondain qui vous parle. Dieu n'a rien à voir dans cette affaire, n'abusez donc pas de son saint nom, et surtout ne confondez pas la voix du ciel avec celle de la terre.

– Je ne confonds pas, mon frère, je veux dire seulement que quelque chose d'irrésistible m'entraîne vers la retraite et la solitude.

– À la bonne heure, Henri, et nous rentrons dans les termes vrais. Eh bien! mon cher, voici ce qu'il faut faire; je m'en vais, prenant acte de vos paroles, vous rendre le plus heureux des hommes.

– Merci! oh! merci, mon frère!

– Écoutez-moi, Henri. Il faut prendre de l'argent, deux écuyers, et voyager par toute l'Europe, comme il convient à un fils de la maison dont nous sommes. Vous verrez des pays lointains, la Tartarie, la Russie même, les Lapons, ces peuples fabuleux que ne visite jamais le soleil; vous vous ensevelirez dans vos pensées jusqu'à ce que le germe dévorant qui travaille en vous soit éteint ou assouvi… Alors vous nous reviendrez.

Henri, qui s'était assis, se leva plus sérieux que n'avait été son frère.

– Vous ne m'avez pas compris, dit-il, monseigneur.

– Pardon, Henri, vous avez dit retraite et solitude.

– Oui, j'ai dit cela; mais, par retraite et solitude, j'ai entendu parler du cloître, mon frère, et non des voyages; voyager, c'est jouir encore de la vie, moi je veux presque souffrir la mort, et, si je ne la souffre pas, la savourer du moins.

– C'est là une absurde pensée, permettez-moi de vous le dire, Henri, car enfin quiconque veut s'isoler est seul partout. Mais soit, le cloître. Eh bien! je comprends que vous soyez venu vers moi pour me parler de ce projet. Je connais des bénédictins fort savants, des augustins très ingénieux, dont les maisons sont gaies, fleuries, douces et commodes. Au milieu des travaux de la science ou des arts, vous passerez une année charmante, en bonne compagnie, ce qui est important, car on ne doit pas s'encrasser en ce monde, et si au bout de cette année, vous persistez dans votre projet, eh bien! mon cher Henri, je ne vous ferai plus opposition, et moi-même vous ouvrirai la porte qui vous conduira doucement au salut éternel.

– Vous ne me comprenez décidément pas, mon frère, répondit du Bouchage en secouant la tête, ou plutôt votre généreuse intelligence ne veut pas me comprendre: ce n'est pas un séjour gai, une aimable retraite que je veux, c'est la claustration rigoureuse, noire et morte; je tiens à prononcer mes vœux, des vœux qui ne me laissent pour toute distraction qu'une tombe à creuser, qu'une longue prière à dire.

Le cardinal fronça le sourcil et se leva de son siège.

– Oui, dit-il, j'avais parfaitement compris, et j'essayais, par ma résistance sans phrases et sans dialectique, de combattre la folie de vos résolutions; mais vous m'y forcez, écoutez-moi.

– Ah! mon frère, dit Henri avec abattement, n'essayez pas de me convaincre, c'est impossible.

– Mon frère, je vous parlerai au nom de Dieu d'abord, de Dieu que vous offensez, en disant que vient de lui cette résolution farouche: Dieu n'accepte pas des sacrifices irréfléchis. Vous êtes faible, puisque vous vous laissez abattre par la première douleur; comment Dieu vous saurait-il gré d'une victime presque indigne que vous lui offrez?

Henri fit un mouvement.

– Oh! je ne veux plus vous ménager, mon frère, vous qui ne ménagez personne d'entre nous, reprit le cardinal; vous qui oubliez le chagrin que vous causerez à notre frère aîné, à moi.

– Pardon, interrompit Henri, dont les joues se couvrirent de rougeur, pardon, monseigneur, le service de Dieu est-il donc une carrière si sombre et si déshonorante, que toute une famille en prenne le deuil! Vous, mon frère, vous dont je vois le portrait en cette chambre, avec cet or, ces diamants, cette pourpre, n'êtes-vous pas l'honneur et la joie de notre maison, bien que vous ayez choisi le service de Dieu, comme mon frère aîné celui des rois de la terre?

– Enfant! enfant! s'écria le cardinal avec impatience; vous me feriez croire que la tête vous a tourné. Comment! vous allez comparer ma maison à un cloître; mes cent valets, mes piqueurs, mes gentilshommes et mes gardes, à la cellule et au balai, qui sont les seules armes et la seule richesse du cloître! Êtes-vous en démence? N'avez-vous pas dit tout à l'heure que vous repoussez ces superfluités qui sont mon nécessaire, les tableaux, les vases précieux, la pompe et le bruit? Avez-vous, comme moi, le désir et l'espoir de mettre sur votre front la tiare de saint Pierre? Voilà une carrière, Henri; on y court, on y lutte, on y vit; mais vous! vous, c'est la sape du mineur, c'est la bêche du trappiste, c'est la tombe du fossoyeur que vous voulez; plus d'air, plus de joie, plus d'espoir! Et tout cela, j'en rougis pour vous qui êtes un homme, tout cela, parce que vous aimez une femme qui ne vous aime pas. En vérité, Henri, vous faites tort à votre race!