Выбрать главу

Le souvenir de ce malheureux acte et les inextinguibles regrets qu’il m’a laissés m’ont inspiré pour le mensonge une horreur qui a dû garantir mon cœur de ce vice pour le reste de ma vie. Lorsque je pris ma devise, je me sentais fait pour la mériter, et je ne doutais pas que je n’en fusse digne quand sur le mot de l’abbé Rosier je commençai de m’examiner plus sérieusement.

Alors en m’épluchant avec plus de soin, je fus bien surpris du nombre de choses de mon invention que je me rappelais avoir dites comme vraies dans le même temps où, fier en moi-même de mon amour pour la vérité, je lui sacrifiais ma sûreté, mes intérêts, ma personne, avec une impartialité dont je ne connais nul autre exemple parmi les humains.

Ce qui me surprit le plus était qu’en me rappelant ces choses controuvées, je n’en sentais aucun vrai repentir. Moi dont l’horreur pour la fausseté n’a rien dans mon cœur qui la balance, moi qui braverais les supplices s’il les fallait éviter par un mensonge, par quelle bizarre inconséquence mentais-je ainsi de gaieté de cœur sans nécessité, sans profit, et par quelle inconcevable contradiction n’en sentais-je pas le moindre regret, moi que le remords d’un mensonge n’a cessé d’affliger pendant cinquante ans? Je ne me suis jamais endurci sur mes fautes; l’instinct moral m’a toujours bien conduit, ma conscience a gardé sa première intégrité, et quand même elle se serait altérée en se pliant à mes intérêts, comment, gardant toute sa droiture dans les occasions où l’homme forcé par ses passions peut au moins s’excuser sur sa faiblesse, la perd-elle uniquement dans les choses indifférentes où le vice n’a point d’excuse? Je vis que de la solution de ce problème dépendait la justesse du jugement que j’avais à porter en ce point sur moi-même, et après l’avoir bien examiné voici de quelle manière je parvins à me l’expliquer.

Je me souviens d’avoir lu dans un livre de philosophie que mentir c’est cacher une vérité que l’on doit manifester. Il suit bien de cette définition que taire une vérité qu’on n’est pas obligé de dire n’est pas mentir; mais celui qui non content en pareil cas de ne pas dire la vérité dit le contraire, ment-il alors, ou ne ment-il pas? Selon la définition, l’on ne saurait dire qu’il ment. Car s’il donne de la fausse monnaie à un homme auquel il ne doit rien, il trompe cet homme, sans doute, mais il ne le vole pas.

Il se présente ici deux questions à examiner, très importantes l’une et l’autre. La première, quand et comment on doit à autrui la vérité, puisqu’on ne la doit pas toujours. La seconde, s’il est des cas où l’on puisse tromper innocemment. Cette seconde question est très décidée, je le sais bien; négativement dans les livres, où la plus austère morale ne coûte rien à l’auteur, affirmativement dans la société où la morale des livres passe pour un bavardage impossible à pratiquer. Laissons donc ces autorités qui se contredisent, et cherchons par mes propres principes à résoudre pour moi ces questions.

La vérité générale et abstraite est le plus précieux de tous les biens. Sans elle l’homme est aveugle; elle est l’œil de la raison. C’est par elle que l’homme apprend à se conduire, à être ce qu’il doit être, à faire ce qu’il doit faire, à tendre à sa véritable fin. La vérité particulière et individuelle n’est pas toujours un bien, elle est quelquefois un mal, très souvent une chose indifférente. Les choses qu’il importe à un homme de savoir et dont la connaissance est nécessaire à son bonheur ne sont peut-être pas en grand nombre; mais en quelque nombre qu’elles soient elles sont un bien qui lui appartient, qu’il a droit de réclamer partout où il le trouve, et dont on ne peut le frustrer sans commettre le plus inique de tous les vols, puisqu’elle est de ces biens communs à tous dont la communication n’en prive point celui qui le donne.

Quant aux vérités qui n’ont aucune sorte d’utilité ni pour l’instruction ni dans la pratique, comment seraient-elles un bien dû, puisqu’elles ne sont pas même un bien? et puisque la propriété n’est fondée que sur l’utilité, où il n’y a point d’utilité possible il ne peut y avoir de propriété. On peut réclamer un terrain quoique stérile parce qu’on peut au moins habiter sur le soclass="underline" mais qu’un fait oiseux, indifférent à tous égards et sans conséquence pour personne soit vrai ou faux, cela n’intéresse qui que ce soit. Dans l’ordre moral rien n’est inutile non plus que dans l’ordre physique. Rien ne peut être dû de ce qui n’est bon à rien; pour qu’une chose soit due, il faut qu’elle soit ou puisse être utile. Ainsi, la vérité due est celle qui intéresse la justice et c’est profaner ce nom sacré de vérité que de l’appliquer aux choses vaines dont l’existence est indifférente à tous, et dont la connaissance est inutile à tout. La vérité dépouillée de toute espèce d’utilité même possible, ne peut donc pas être une chose due, et par conséquent celui qui la tait ou la déguise ne ment point.

Mais est-il de ces vérités si parfaitement stériles qu’elles soient de tout point inutiles à tout, c’est un autre article à discuter et auquel je reviendrai tout à l’heure. Quant à présent passons à la seconde question.

Ne pas dire ce qui est vrai et dire ce qui est faux sont deux choses très différentes, mais dont peut néanmoins résulter le même effet; car ce résultat est assurément bien le même toutes les fois que cet effet est nul. Partout où la vérité est indifférente l’erreur contraire est indifférente aussi; d’où il suit qu’en pareil cas celui qui trompe en disant le contraire de la vérité n’est pas plus injuste que celui qui trompe en ne la déclarant pas; car en fait de vérités inutiles, l’erreur n’a rien de pire que l’ignorance. Que je croie le sable qui est au fond de la mer blanc ou rouge, cela ne m’importe pas plus que d’ignorer de quelle couleur il est. Comment pourrait-on être injuste en ne nuisant à personne, puisque l’injustice ne consiste que dans le tort fait à autrui?

Mais ces questions ainsi sommairement décidées ne sauraient me fournir encore aucune application sûre pour la pratique, sans beaucoup d’éclaircissements préalables nécessaires pour faire avec justesse cette application dans tous les cas qui peuvent se présenter. Car si l’obligation de dire la vérité n’est fondée que sur son utilité, comment me constituerai-je juge de cette utilité? Très souvent l’avantage de l’un fait le préjudice de l’autre, l’intérêt particulier est presque toujours en opposition avec l’intérêt public. Comment se conduire en pareil cas? Faut-il sacrifier l’utilité de l’absent à celle de la personne à qui l’on parle? Faut-il taire ou dire la vérité qui, profitant à l’un, nuit à l’autre? Faut-il peser tout ce qu’on doit dire à l’unique balance du bien public ou à celle de la justice distributive, et suis-je assuré de connaître assez tous les rapports de la chose pour ne dispenser les lumières dont je dispose que sur les règles de l’équité? De plus, en examinant ce qu’on doit aux autres, ai-je examiné suffisamment ce qu’on se doit à soi-même, ce qu’on doit à la vérité pour elle seule? Si je ne fais aucun tort à un autre en le trompant, s’ensuit-il que je ne m’en fasse point à moi-même, et suffit-il de n’être jamais injuste pour être toujours innocent?

Que d’embarrassantes discussions dont il serait aisé de se tirer en se disant, soyons toujours vrai au risque de tout ce qui en peut arriver. La justice elle-même est dans la vérité des choses; le mensonge est toujours iniquité, l’erreur est toujours imposture, quand on donne ce qui n’est pas pour la règle de ce qu’on doit faire ou croire: et quelque effet qui résulte de la vérité on est toujours inculpable quand on l’a dite, parce qu’on n’y a rien mis du sien.