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Mais c’est là trancher la question sans la résoudre. Il ne s’agissait pas de prononcer s’il serait bon de dire toujours la vérité, mais si l’on y était toujours également obligé, et sur la définition que j’examinais, supposant que non, de distinguer les cas où la vérité est rigoureusement due, de ceux où l’on peut la taire sans injustice et la déguiser sans mensonge: car j’ai trouvé que de tels cas existaient réellement. Ce dont il s’agit est donc de chercher une règle pour les connaître et les bien déterminer.

Mais d’où tirer cette règle et la preuve de son infaillibilité?… Dans toutes les questions de morale difficiles comme celle-ci, je me suis toujours bien trouvé de les résoudre par le dictamen de ma conscience, plutôt que par les lumières de ma raison. Jamais l’instinct moral ne m’a trompé: il a gardé jusqu’ici sa pureté dans mon cœur assez pour que je puisse m’y confier, et s’il se tait quelquefois devant mes passions dans ma conduite, il reprend bien son empire sur elles dans mes souvenirs. C’est là que je me juge moi-même avec autant de sévérité peut-être que je serai jugé par le souverain juge après cette vie.

Juger des discours des hommes par les effets qu’ils produisent c’est souvent mal les apprécier. Outre que ces effets ne sont pas toujours sensibles et faciles à connaître, ils varient à l’infini comme les circonstances dans lesquelles ces discours sont tenus. Mais c’est uniquement l’intention de celui qui les tient qui les apprécie et détermine leur degré de malice ou de bonté. Dire faux n’est mentir que par l’intention de tromper, et l’intention même de tromper loin d’être toujours jointe avec celle de nuire a quelquefois un but tout contraire. Mais pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l’intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l’erreur dans laquelle on jette ceux à qui l’on parle ne peut nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare et difficile qu’on puisse avoir cette certitude; aussi est-il difficile et rare qu’un mensonge soit parfaitement innocent. Mentir pour son avantage à soi-même est imposture, mentir pour l’avantage d’autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie; c’est la pire espèce de mensonge. Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d’autrui n’est pas mentir: ce n’est pas mensonge, c’est fiction.

Les fictions qui ont un objet moral s’appellent apologues ou fables, et comme leur objet n’est ou ne doit être que d’envelopper des vérités utiles sous des formes sensibles et agréables, en pareil cas on ne s’attache guère à cacher le mensonge de fait qui n’est que l’habit de la vérité, et celui qui ne débite une fable que pour une fable ne ment en aucune façon.

Il est d’autres fictions purement oiseuses, telles que sont la plupart des contes et des romans qui, sans renfermer aucune instruction véritable, n’ont pour objet que l’amusement. Celles-là, dépouillées de toute utilité morale, ne peuvent s’apprécier que par l’intention de celui qui les invente, et lorsqu’il les débite avec affirmation comme des vérités réelles on ne peut guère disconvenir qu’elles ne soient de vrais mensonges. Cependant qui jamais s’est fait un grand scrupule de ces mensonges-là, et qui jamais en a fait un reproche grave à ceux qui les font? S’il y a par exemple quelque objet moral dans le Temple de Gnide, cet objet est bien offusqué et gâté par les détails voluptueux et par les images lascives. Qu’a fait l’auteur pour couvrir cela d’un vernis de modestie? Il a feint que son ouvrage était la traduction d’un manuscrit grec, et il a fait l’histoire de la découverte de ce manuscrit de la façon la plus propre à persuader ses lecteurs de la vérité de son récit. Si ce n’est pas là un mensonge bien positif, qu’on me dise donc ce que c’est que mentir? Cependant qui est-ce qui s’est avisé de faire à l’auteur un crime de ce mensonge et de le traiter pour cela d’imposteur?

On dira vainement que ce n’est là qu’une plaisanterie, que l’auteur tout en affirmant ne voulait persuader personne, qu’il n’a persuadé personne en effet, et que le public n’a pas douté un moment qu’il ne fût lui-même l’auteur de l’ouvrage prétendu grec dont il se donnait pour le traducteur. Je répondrai qu’une pareille plaisanterie sans aucun objet n’eût été qu’un bien sot enfantillage, qu’un menteur ne ment pas moins quand il affirme quoiqu’il ne persuade pas, qu’il faut détacher du public instruit des multitudes de lecteurs simples et crédules à qui l’histoire du manuscrit, narrée par un auteur grave avec un air de bonne foi, en a réellement imposé, et qui ont bu sans crainte, dans une coupe de forme antique, le poison dont ils se seraient au moins défiés s’il leur eût été présenté dans un vase moderne.

Que ces distinctions se trouvent ou non dans les livres, elles ne s’en font pas moins dans le cœur de tout homme de bonne foi avec lui-même, qui ne veut rien se permettre que sa conscience puisse lui reprocher. Car dire une chose fausse à son avantage n’est pas moins mentir que si on la disait au préjudice d’autrui, quoique le mensonge soit moins criminel. Donner l’avantage à qui ne doit pas l’avoir c’est troubler l’ordre et la justice; attribuer faussement à soi-même ou à autrui un acte d’où peut résulter louange ou blâme, inculpation ou disculpation, c’est faire une chose injuste; or tout ce qui, contraire à la vérité, blesse la justice en quelque façon que ce soit, c’est mensonge. Voilà la limite exacte: mais tout ce qui, contraire à la vérité, n’intéresse la justice en aucune sorte, n’est que fiction, et j’avoue que quiconque se reproche une pure fiction comme un mensonge a la conscience plus délicate que moi.

Ce qu’on appelle mensonges officieux sont de vrais mensonges, parce qu’en imposer à l’avantage soit d’autrui, soit de soi-même, n’est pas moins injuste que d’en imposer à son détriment. Quiconque loue ou blâme contre la vérité ment, dès qu’il s’agit d’une personne réelle. S’il s’agit d’un être imaginaire il en peut dire tout ce qu’il veut sans mentir, à moins qu’il ne juge sur la moralité des faits qu’il invente et qu’il n’en juge faussement; car alors s’il ne ment pas dans le fait, il ment contre la vérité morale, cent fois plus respectable que celle des faits.

J’ai vu de ces gens qu’on appelle vrais dans le monde. Toute leur véracité s’épuise dans les conversations oiseuses à citer fidèlement les lieux, les temps, les personnes, à ne se permettre aucune fiction, à ne broder aucune circonstance, à ne rien exagérer. En tout ce qui ne touche point à leur intérêt ils sont dans leurs narrations de la plus inviolable fidélité. Mais s’agit-il de traiter quelque affaire qui les regarde, de narrer quelque fait qui leur touche de près; toutes les couleurs sont employées pour présenter les choses sous le jour qui leur est le plus avantageux, et si le mensonge leur est utile et qu’ils s’abstiennent de le dire eux-mêmes, ils le favorisent avec adresse et font en sorte qu’on l’adopte sans le leur pouvoir imputer. Ainsi le veut la prudence: adieu la véracité.

L’homme que j’appelle vrai fait tout le contraire. En choses parfaitement indifférentes la vérité qu’alors l’autre respecte si fort le touche fort peu, et il ne se fera guère de scrupule d’amuser une compagnie par des faits controuvés dont il ne résulte aucun jugement injuste ni pour ni contre qui que ce soit, vivant ou mort. Mais tout discours qui produit pour quelqu’un profit ou dommage, estime ou mépris, louange ou blâme contre la justice et la vérité, est un mensonge qui jamais n’approchera de son cœur, ni de sa bouche, ni de sa plume. Il est solidement vrai, même contre son intérêt quoiqu’il se pique assez peu de l’être dans les conversations oiseuses: il est vrai en ce qu’il ne cherche à tromper personne, qu’il est aussi fidèle à la vérité qui l’accuse qu’à celle qui l’honore, et qu’il n’en impose jamais pour son avantage ni pour nuire à son ennemi. La différence donc qu’il y a entre mon homme vrai et l’autre, est que celui du monde est très rigoureusement fidèle à toute vérité qui ne lui coûte rien, mais pas au-delà, et que le mien ne la sert jamais si fidèlement que quand il faut s’immoler pour elle.