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Je n’ai jamais mieux senti mon aversion naturelle pour le mensonge qu’en écrivant mes Confessions, car c’est là que les tentations auraient été fréquentes et fortes, pour peu que mon penchant m’eût porté de ce côté. Mais loin d’avoir rien tu, rien dissimulé qui fût à ma charge, par un tour d’esprit que j’ai peine à m’expliquer et qui vient peut-être d’éloignement pour toute imitation, je me sentais plutôt porté à mentir dans le sens contraire en m’accusant avec trop de sévérité qu’en m’excusant avec trop d’indulgence, et ma conscience m’assure qu’un jour je serai jugé moins sévèrement que je ne me suis jugé moi-même. Oui je le dis et le sens avec une fière élévation d’âme, j’ai porté dans cet écrit la bonne foi, la véracité, la franchise, aussi loin, plus loin même, au moins je le crois, que ne fit jamais aucun autre homme; sentant que le bien surpassait le mal j’avais mon intérêt à tout dire, et j’ai tout dit.

Je n’ai jamais dit moins, j’ai dit plus quelquefois, non dans les faits, mais dans les circonstances, et cette espèce de mensonge fut plutôt l’effet du délire de l’imagination qu’un acte de la volonté. J’ai tort même de l’appeler mensonge, car aucune de ces additions n’en fut un. J’écrivais mes Confessions déjà vieux, et dégoûté des vains plaisirs de la vie que j’avais tous effleurés et dont mon cœur avait bien senti le vide. Je les écrivais de mémoire; cette mémoire me manquait souvent ou ne me fournissait que des souvenirs imparfaits et j’en remplissais les lacunes par des détails que j’imaginais en supplément de ces souvenirs, mais qui ne leur étaient jamais contraires. J’aimais à m’étendre sur les moments heureux de ma vie, et je les embellissais quelquefois des ornements que de tendres regrets venaient me fournir. Je disais les choses que j’avais oubliées comme il me semblait qu’elles avaient dû être, comme elles avaient été peut-être en effet, jamais au contraire de ce que je me rappelais qu’elles avaient été. Je prêtais quelquefois à la vérité des charmes étrangers, mais jamais je n’ai mis le mensonge à la place pour pallier mes vices, ou pour m’arroger des vertus.

Que si quelquefois, sans y songer, par un mouvement involontaire j’ai caché le côté difforme en me peignant de profil, ces réticences ont bien été compensées par d’autres réticences plus bizarres qui m’ont souvent fait taire le bien plus soigneusement que le mal. Ceci est une singularité de mon naturel qu’il est fort pardonnable aux hommes de ne pas croire, mais qui, tout incroyable qu’elle est n’en est pas moins réelle: j’ai souvent dit le mal dans toute sa turpitude, j’ai rarement dit le bien dans tout ce qu’il eut d’aimable, et souvent je l’ai tu tout à fait parce qu’il m’honorait trop, et qu’en faisant mes Confessions j’aurais l’air d’avoir fait mon éloge. J’ai décrit mes jeunes ans sans me vanter des heureuses qualités dont mon cœur était doué et même en supprimant les faits qui les mettaient trop en évidence. Je m’en rappelle ici deux de ma première enfance, qui tous deux sont bien venus à mon souvenir en écrivant, mais que j’ai rejetés l’un et l’autre par l’unique raison dont je viens de parler.

J’allais presque tous les dimanches passer la journée aux Pâquis chez M. Fazy, qui avait épousé une de mes tantes et qui avait là une fabrique d’indiennes: Un jour j’étais à l’étendage dans la chambre de la calandre et j’en regardais les rouleaux de fonte: leur luisant flattait ma vue, je fus tenté d’y poser mes doigts et je les promenais avec plaisir sur le lissé du cylindre, quand le jeune Fazy s’étant mis dans la roue lui donna un demi-quart de tour si adroitement qu’il n’y prit que le bout de mes deux plus longs doigts; mais c’en fut assez pour qu’ils y fussent écrasés par le bout et que les deux ongles y restassent. Je fis un cri perçant, Fazy détourne à l’instant la roue, mais les ongles ne restèrent pas moins au cylindre et le sang ruisselait de mes doigts. Fazy, consterné, s’écrie, sort de la roue, m’embrasse, et me conjure d’apaiser mes cris, ajoutant qu’il était perdu. Au fort de ma douleur la sienne me toucha, je me tus, nous fûmes à la carpière où il m’aida à laver mes doigts et à étancher mon sang avec de la mousse. Il me supplia avec larmes de ne point l’accuser; je le lui promis et le tins si bien, que plus de vingt ans après personne ne savait par quelle aventure j’avais deux de mes doigts cicatrisés; car ils le sont demeurés toujours. Je fus détenu dans mon lit plus de trois semaines, et plus de deux mois hors d’état de me servir de ma main, disant toujours qu’une grosse pierre en tombant m’avait écrasé les doigts.

Magnanima menzôgna! or quando è il vero

Si bello che si possa a te preporre?

Cet accident me fut pourtant bien sensible par la circonstance, car c’était le temps des exercices où l’on faisait manœuvrer la bourgeoisie, et nous avions fait un rang de trois autres enfants de mon âge avec lesquels je devais en uniforme faire l’exercice avec la compagnie de mon quartier. J’eus la douleur d’entendre le tambour de la compagnie passant sous ma fenêtre avec mes trois camarades, tandis que j’étais dans mon lit.

Mon autre histoire est toute semblable, mais d’un âge plus avancé.

Je jouais au mail à Plain-Palais avec un de mes camarades appelé Pleince. Nous prîmes querelle au jeu, nous nous battîmes et durant le combat il me donna sur la tête nue un coup de mail si bien appliqué que d’une main plus forte il m’eût fait sauter la cervelle. Je tombe à l’instant. Je ne vis de ma vie une agitation pareille à celle de ce pauvre garçon voyant mon sang ruisseler dans mes cheveux. Il crut m’avoir tué. Il se précipite sur moi, m’embrasse, me serre étroitement en fondant en larmes et poussant des cris perçants. Je l’embrassai aussi de toute ma force en pleurant comme lui dans une émotion confuse qui n’était pas sans quelque douceur. Enfin il se mit en devoir d’étancher mon sang qui continuait de couler, et voyant que nos deux mouchoirs n’y pouvaient suffire, il m’entraîna chez sa mère qui avait un petit jardin près de là. Cette bonne dame faillit à se trouver mal en me voyant dans cet état. Mais elle sut conserver des forces pour me panser, et après avoir bien bassiné ma plaie elle y appliqua des fleurs de lis macérées dans l’eau-de-vie, vulnéraire excellent et très usité dans notre pays. Ses larmes et celles de son fils pénétrèrent mon cœur au point que longtemps je la regardai comme ma mère et son fils comme mon frère, jusqu’à ce qu’ayant perdu l’un et l’autre de vue, je les oubliai peu à peu.

Je gardai le même secret sur cet accident que sur l’autre, et il m’en est arrivé cent autres de pareille nature en ma vie, dont je n’ai pas même été tenté de parler dans mes Confessions, tant j’y cherchais peu l’art de faire valoir le bien que je sentais dans mon caractère. Non, quand j’ai parlé contre la vérité qui m’était connue, ce n’a jamais été qu’en choses indifférentes, et plus, ou par l’embarras de parler ou pour le plaisir d’écrire que par aucun motif d’intérêt pour moi, ni d’avantage ou de préjudice d’autrui. Et quiconque lira mes Confessions impartialement, si jamais cela arrive, sentira que les aveux que j’y fais sont plus humiliants, plus pénibles à faire, que ceux d’un mal plus grand mais moins honteux à dire, et que je n’ai pas dit parce que je ne l’ai pas fait.