— Qui es-tu ? demanda-t-il dans son arabe un peu sommaire. Pourquoi voulais-tu me tuer ?
Pour toute réponse, elle lui cracha au visage. En retour il faillit la gifler mais quelque chose le retint au-delà du fait qu’elle était une femme vaincue. Peut-être la certitude de sa qualité ?…
— Ce n’est pas une réponse, ni une façon de se conduire, se contenta-t-il de remarquer en se tordant le cou pour essuyer sa joue à l’épaule de sa chemise. De toute façon, je sais qui tu es : tu t’appelles Kypros et l’on te dit Nabatéenne. C’est bien ça ?
— Tu ferais mieux de lui parler grec, fit derrière lui la voix tranquille d’Adalbert que le bruit de la lutte avait dû réveiller.
— Je ne parle pas grec, sinon un peu celui de Démosthène grâce à mon cher précepteur…
— Ça devrait faire l’affaire. Les Nabatéens parlaient jadis l’araméen mais ils se sont convertis à la langue d’Homère parce que c’était plus commode pour le commerce de ces grands caravaniers importateurs qui avaient su truffer leurs parcours à travers le désert de citernes astucieusement disposées. Puis-je te suggérer de la laisser se relever ? Un genou sur l’estomac est peu propice à la conversation…
— Si je la lâche elle va filer. Tu n’as pas idée c’est une véritable anguille !
— Mais non…
Tandis que Morosini libérait lentement sa captive, Adalbert lui tendit la main et prononçant, en grec, une salutation qui eût satisfait sans doute Nausicaa car la femme ne put retenir un sourire et accepta la main tendue. Elle se releva d’un mouvement souple et se tint devant eux avec une aisance un peu hautaine qui confirma Morosini dans sa première impression : cette femme avec ses sandales usées, son voile et sa tunique grise plutôt misérable avait une allure d’altesse. Un instant encore, elle garda le silence, puis ramassant calmement le poignard qu’Aldo lui avait arraché, elle le glissa dans sa ceinture :
— On dirait que je vous dois des excuses, dit-elle dans un français qui leur arrondit les yeux.
— Vous parlez notre langue ? émit Adalbert abasourdi.
— Depuis l’enfance. Je l’ai apprise au Liban… Puis-je savoir qui vous êtes ?
Encore un peu sous le choc, Adalbert fit les présentations avec autant d’urbanité que si l’on eût été dans un salon et non sur un rocher désertique au bord de la mer Morte :
— Je suis désolée, dit la femme. Je vous prenais pour des pillards de la même espèce que ce Khaled et ses fils qui vous ont amenés jusqu’ici…
Morosini, lui, ne désarmait pas. Il trouvait un peu mince la contrition désinvolte d’une femme qui les aurait certainement tués tous les deux s’il ne s’était réveillé à temps :
— Cela vous plaît à dire. En ce qui nous concerne, nous n’avons pas eu à nous en plaindre. Je n’en dirais pas autant de vous…
Elle lui offrit un sourire insolent :
— Rancunier ?
— On le serait à moins mais puisque apparemment il s’agissait d’un simple « malentendu », nous direz-vous d’abord qui vous êtes vraiment et ensuite pourquoi vous vouliez nous tuer ?
— Qui je suis ? Vous l’avez dit vous-même. Je m’appelle Kypros…
— C’est tout à fait insuffisant… Cela ressemble assez à un nom de guerre.
— Pourtant, c’est le mien et il faudra qu’il vous suffise car il est assez connu…
— Celui de la mère d’Hérode le Grand, intervint Adalbert, mais depuis cette époque beaucoup de temps a coulé. Vous aurez peine à nous faire croire que vous êtes sa fille…
— Non… mais sa descendante. J’appartiens à sa lignée tout comme j’appartiens à celle de…
Elle parlait du haut de sa tête, avec un orgueil dont elle s’aperçut soudain qu’il l’emportait peut-être un peu trop loin.
— De qui ? demanda Morosini.
— Cela ne saurait vous intéresser. Vous n’avez pas besoin d’en connaître davantage…
— Soit, gardez vos secrets mais répondez à ma seconde question : pourquoi m’avoir attaqué ? Oui, je sais, vous nous preniez pour des pillards mais des pillards de quoi ? Les biens répandus sur cette vieille forteresse presque rasée sont plutôt rares.
— Et pourtant vous cherchez quelque chose ? Vous avez même trouvé quelque chose. Je vous ai entendu le crier vers la fin de la journée…
Vidal-Pellicorne ouvrit la bouche pour répondre mais Aldo l’arrêta du geste. Cette femme arrogante l’agaçait de plus en plus et il n’avait aucune envie de la voir fourrer son nez dans leurs affaires :
— Rien qui puisse être de quelque importance pour vous. Ce n’est pas le trésor d’Hérode que nous cherchons…
— Moi non plus. Je vous souhaite une bonne nuit, messieurs !
Ils n’eurent même pas le temps de répondre.
Virant sur ses talons elle était déjà partie, filant comme une flèche vers les éboulements du palais d’Hérode derrière lesquels elle disparut aussi prestement qu’une ombre.
— Eh bien ? fit Aldo en allumant une cigarette, qu’en penses-tu ?
Les yeux fixés sur l’endroit où la femme avait disparu, Vidal-Pellicorne haussa les épaules :
— Je n’en sais trop rien… mais ce que je sais, c’est que nous ne pouvons plus dormir tous les deux en même temps…
— Saine décision. Ses vagues excuses ne m’ont pas convaincu le moins du monde. Elle a trop envie de savoir ce que nous avons trouvé et elle est tout à fait capable de renouveler sa brillante prestation de ce soir. Va dormir, moi je n’ai plus sommeil…
— Il n’est qu’une heure du matin, dit Adalbert en consultant sa montre à l’aide d’une lampe de poche. Réveille-moi dans deux heures : je finirai la nuit.
Trois minutes plus tard, exactement, l’air nocturne renvoyait les échos sereins de ses ronflements. L’archéologue possédait en effet le don précieux de s’endormir à volonté. Mais Kypros ne revint pas cette-nuit-là…
Elle reparut le surlendemain, à la manière d’un animal attiré par une odeur. Aldo était en train de faire du café avec le talent qu’y mettent en général les Italiens. Le sien lui venait de la défunte Cecina, sa chère nourrice et cuisinière, morte en lui donnant une dernière et sublime preuve de dévouement…
— Cela sent tellement bon, dit Kypros d’une voix timide, que je n’ai pas pu résister.
La tendre lumière du soleil à son lever lui ôtait beaucoup de son apparence spectrale et, en dépit de sa vêture archaïque et minable, Morosini la trouva bien réelle et même moderne. Il avait déjà vu des joueuses de tennis dont l’allure ressemblait à la sienne. Sa souplesse et son maintien étaient ceux d’une vraie sportive mais, pour le moment, elle avait une expression de petite fille gourmande qui la rajeunissait :
— En voulez-vous une tasse ? Il va être prêt, fit-il avec un sourire.
— Merci… avec plaisir.
Elle s’assit sur une grosse pierre, croisant ses jambes nerveuses d’un mouvement naturel, jurant lui aussi avec le personnage qu’elle assumait au point qu’il faillit lui offrir une cigarette. Il essaya de l’imaginer sous des vêtements européens en train de boire un verre au bar du King David et n’y parvint pas : cela tenait peut-être à son type arabe. La tête altière de cette femme était faite pour porter couronne, diadème ou tiare… Une énigme, en vérité !
De son côté, elle l’observait avec attention sous l’abri de ses cils longs noirs avec quelque chose qui ressemblait à du soulagement : maintenant qu’elle le voyait en pleine lumière, elle eût regretté de l’avoir tué. Un bel animal, assurément, sous sa vêture civilisée ! Sa haute silhouette élégante et racée s’accommodait fort bien de la chemise et du short en toile fatiguée. Et que son visage étroit au profil arrogant était donc séduisant sous les cheveux bruns délicatement argentés aux tempes, avec son sourire nonchalant et ses yeux d’un bleu acier étincelant ! Elle relança la conversation :