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— Tu crains qu’il ne nous livre une traduction fantaisiste ? Tu n’as pas confiance ?

— On ne sait jamais jusqu’où on peut faire confiance à un archéologue. Surtout quand il s’agit de joyaux. En cas de découverte, la tentation de travailler pour soi-même doit être forte.

— Tu ferais ça, toi ?

Vidal-Pellicorne leva vers la mèche qui lui tombait sur le front un regard empreint d’innocence :

— Bah ! fit-il sobrement.

Morosini ne put s’empêcher de rire. Il savait très bien que lui-même était incapable de résister à la magie d’une pierre parfaite. Incontestablement il y avait là un risque mais il fallait le prendre.

— On pourra toujours photographier le manuscrit et demander une autre traduction. On verra bien si c’est la même… et, de toute façon, nous ne pouvons passer toute notre vie ici…

C’était l’évidence. On décida donc de fouiller encore deux ou trois jours puis de rentrer à Jérusalem. Mais les événements allaient se précipiter…

Dans la nuit du lendemain, alors qu’Adalbert était de garde et qu’Aldo ne dormait que d’un œil, un cri terrible déchira l’air et jeta celui-ci hors de son lit avant de les précipiter d’un commun accord vers le mur d’une des casemates dont l’ouverture dégradée donnait sur le vide.

— Ça vient de là-dessous, chuchota Vidal-Pellicorne. Et c’est un cri de femme.

— Kypros doit habiter sous nos pieds… mais par où la rejoindre ?

— La corde ! On va descendre directement.

Un nouveau cri, plus faible, les fit activer. Attacher la corde à un rocher et la jeter au-dehors ne leur demanda qu’un instant, après lequel Aldo plus sportif et plus léger que son compagnon se laissa glisser de quelques mètres avec quelques précautions. La nuit était suffisamment claire pour qu’il s’y retrouve facilement. Il découvrit alors, sur sa gauche, l’entrée d’une grotte et un étroit sentier taillé dans la roche qui desservait deux autres ouvertures avant de se perdre dans les ruines du palais. Il allait balancer la corde pour l’atteindre quand deux hommes sortirent de l’une de celles-ci, portant chacun un sac sur le dos, coururent en se courbant le long de l’étroit rebord et s’évanouirent au milieu des pierres. Ils étaient si pressés qu’ils n’avaient pas vu Aldo. En trois secondes celui-ci eut pris pied sur le chemin et tira la corde par trois fois pour indiquer à Adalbert qu’il était arrivé. Celui-ci le rejoignit puis tous deux s’engagèrent dans le trou d’où étaient sortis les hommes qui étaient sans doute des pillards. L’obscurité y était totale et Morosini alluma la lampe accrochée à sa ceinture. En outre, un gémissement qui se prolongeait leur servit de guide. En effet, au fond d’une première grotte totalement vide s’ouvrait, derrière une sorte de pilier rocheux, un passage bas qu’ils franchirent en se baissant. Le spectacle qu’ils découvrirent leur arracha une exclamation horrifiée : Kypros gisait sur le sol dans sa tunique déchirée et trempée de sang. Couchée sur le côté, ses mains rougies crispées sur la blessure de son ventre, elle haletait avec de petites plaintes plus déchirantes que les cris. L’éclairage révélait autour d’elle une habitation primitive : une couche formée d’un matelas de paille et de couvertures, quelques objets de toilette, une jarre contenant de l’eau, une plus petite contenant de l’huile et quelques provisions : dattes, figues, olives, fromages secs.

Adalbert ôta de son cou la trousse de premiers secours et de pharmacie qu’il avait eue la présence d’esprit d’y accrocher avant de descendre et tenta de déplier doucement la malheureuse pour voir l’étendue des blessures mais Kypros ne le laissa pas faire.

— Non… j’ai trop mal ! Achevez-moi !

— Qui a fait ça ? demanda Aldo agenouillé de l’autre côté et qui, doucement, nettoyait avec un peu d’eau le visage souillé de sang et de terre.

— Deux… des fils de Khaled…

— Mais pourquoi ?

— Là… derrière.

La main sanglante essayait de montrer, près d’une paroi, un coffre de cèdre dont les ferrures n’avait pas empêché le pourrissement et qui, éventré lui aussi, avait été jeté dans un coin. Le faisceau d’une des lampes y fit briller quelque chose et Morosini en retira une pierre de lune dessertie qui avait échappé aux pillards…

— Vous auriez trouvé le trésor d’Hérode ?

— Une… partie. Il doit y en… avoir d’autres… Oh pitié ! Tuez-moi ! j’ai trop mal…

— Je vais vous soulager un peu, dit Adalbert qui était en train de préparer une seringue hypodermique. Cela permettra de vous soigner.

— Tu as de la morphine ? s’étonna Morosini.

— Toujours ! Dans une campagne de fouilles on ne sait jamais qui peut se casser quoi. C’est souvent utile pour opérer sans trop de douleur.

La terrible souffrance céda en effet suffisamment pour que l’on puisse étendre la blessée mais sans oser la déplacer. La mort d’ailleurs approchait. Elle s’annonçait dans la pâleur extrême, le pincement des narines, les yeux qui s’éteignaient. On ne pouvait rien souhaiter de mieux. La blessure était affreuse et une odeur pénible montait des entrailles tranchées. Le sang continuait de couler. Pourtant, Kypros parvint à esquisser un sourire.

— J’ai trouvé… par hasard… Je ne le cherchais pas…

— Que cherchiez-vous, alors ?

— Ceci… là.

Elle désignait la ceinture de cuir usé assez large qui avait fixé sa tunique à sa taille et qu’Adalbert avait débouclée pour examiner la blessure. Aldo la tira doucement de sous le corps et, guidé par Kypros, trouva dans l’épaisseur du cuir une plaquette d’ivoire, très ancienne. Ciselée avec un art consommé, elle représentait une femme, une reine si l’on considérait son diadème, et cette reine portait de longues et curieuses boucles d’oreilles : c’étaient, sertis dans ce qui devait être de l’or, deux heptaèdres au milieu desquels le sculpteur avait placé un soleil et une lune minuscules…

— C’est romain, ça ! fit Adalbert qui avait arraché la plaquette des mains de son ami. Qui est la femme ?

— Bé… Bérénice… mais la suivante a dû… rapporter les bijoux… ici.

— De qui parlez-vous ?

— De… Oh !… Je… j’ai mal !

Le souffle se faisait court. Kypros était en train de mourir. Elle tourna, avec peine, sa tête vers Aldo et murmura :

— Sauvez-vous !… Ils vous tueront aussi… Et… et allez dire… à Percy… Clark… que sa fille est morte.

Le dernier mot s’exhala avec le dernier soupir.

À genoux de chaque côté du corps, les deux hommes échangèrent un regard stupéfait après qu’Aldo eut, d’un geste plein de douceur, clos à jamais les yeux de Kypros :

— Sa fille ? fit-il enfin. Comment est-ce possible ?

— En Palestine, tout est possible ! Il y est depuis si longtemps qu’au fond ce n’est pas très étonnant… Que faisons-nous à présent ?

— Il faut lui donner une sépulture, répondit Aldo en prenant les couvertures pour en envelopper le corps. On ne peut pas la laisser à la merci d’un charognard attiré par l’odeur du sang.

— Pas facile de creuser dans un rocher quand on n’a pas de dynamite ! Cette grotte est bien sèche et n’a d’autre ouverture que le passage donnant sur la première. Nous allons boucher ce passage et elle aura ainsi un tombeau convenable.

Deux heures plus tard, c’était fait. Dans la grisaille du petit jour, les deux hommes se retrouvèrent sur le sentier par lequel s’étaient enfuis les assassins. Repartir par celui qui les avait amenés représentait un exercice trop risqué et n’offrait plus aucun intérêt. Le sentier semblait s’arrêter dans les éboulis mais en réalité quand on était au bout, on découvrait un petit tunnel coudé débouchant derrière des broussailles sur l’un des escaliers étroits reliant les trois étages du palais d’Hérode. De là à leur campement, la distance était courte. Ils se hâtèrent de ramener la corde et se livrèrent à leurs occupations habituelles au début d’une journée : toilette et petit déjeuner. Quand s’éleva l’odeur du café, ils eurent tous deux un petit pincement au cœur en pensant à celle qui ne viendrait plus leur en demander une tasse.