— Ne criez pas, Tante Amélie, prévint Aldo, elle est seulement ivre morte…
— Je n’ai pas l’habitude de crier pour un oui ou pour un non. Ce que j’aimerais savoir, c’est dans quel bistrot elle a pu se mettre dans cet état…
— Pas beaucoup de bistrots ici, fit Adalbert qui arrivait. Ça a dû se passer chez un particulier… Et, en plus, elle n’aime pas le scotch !
— Ça m’étonnerait qu’elle l’aime davantage après cette nuit, dit Aldo qui examinait le visage et reniflait les vêtements. On l’a forcée à boire : elle a une meurtrissure au coin des lèvres et il en est tombé sur ses habits. Descends aux cuisines où les feux doivent être déjà allumés pour avoir un pot de café très fort ! Pendant ce temps on va la déshabiller et la coucher, Tante Amélie et moi…
— Tante Amélie toute seule ! protesta la vieille dame. Je veux bien ton aide pour les vêtements du dessus mais le linge, c’est mon affaire. Cette pauvre fille mourrait de honte si elle apprenait que tu l’as vue dans le plus simple appareil ! Elle serait capable de faire le tour des églises pieds nus, vêtue d’un sac et avec des cendres sur la tête…
— Vous connaissez bien mal les femmes ! Tout dépend de ce qui se cache sous leurs vêtements ! Non, ne criez pas, je tourne le dos !
Un moment plus tard, vêtue d’une attendrissante robe de chambre en pilou rose serrée au cou et aux poignets par de petits rubans assortis, Marie-Angéline alternait les rasades de café qu’elle vomissait d’ailleurs presque aussitôt et les séances de marche forcée à travers la chambre étayée de chaque côté par Aldo et Adalbert. Non sans protester avec un degré ascendant dans l’énergie à mesure que le traitement opérait.
Quand, enfin, elle repoussa ses soutiens pour aller atterrir dans un fauteuil, on jugea que le plus dur était fait. Adalbert descendit rejoindre leurs compagnons de recherches pour leur annoncer la bonne nouvelle – sans donner de détails ! – les inviter à dîner pour le soir même et commander pour les habitants du second étage un solide breakfast…
En remontant il trouva Marie-Angéline toujours assise sur son fauteuil, raide comme un piquet, les yeux fermés et pleurant toutes les larmes de son corps en un désespoir bruyant qui, visiblement, agaçait la marquise et que Morosini s’efforçait d’apaiser dans le style énergique :
— Rien ne sert de vous désespérer, Angélina ! Il vous est arrivé une aventure pénible mais vous n’êtes pas déshonorée pour autant !
— Oh si, je le suis !… Oh si, je le suis !… Moi… une Plan-Crépin dont… les ancêtres étaient… aux Croisades…
— Ah bon ? Eux aussi ? fit Mme de Sommières. Décidément il y avait un monde fou à l’époque ! Je croyais que vous descendiez, comme Colbert, d’un marchand de drap de Reims ?
— Et lui, il descendait de qui ? D’un… écuyer du… comte de Champagne dont les… enfants ont… dérogé ! Ils ont travaillé !
Le tout ponctué de reniflements qui eussent amusé Morosini si la pauvre fille ne lui avait fait pitié…
— Il n’y a aucune raison d’en douter, dit-il doucement. Allons, Angélina, calmez-vous ! Vous allez manger quelque chose et ensuite vous nous raconterez ce qui vous est arrivé. Et d’abord, où étiez-vous ? On vous a cherchée toute la nuit !
Elle prit son mouchoir, se moucha vigoureusement et essuya ses yeux :
— Au… au Sanhédrin !
Mme de Sommières se mit à rire :
— On aura tout vu dans cette ville si les Juif en ont fait un cabaret ?
— Je sais bien que vous êtes une mécréante mais respectez au moins les religions ! grogna Aldo. Allez-y, Angélina !
— Laisse-la d’abord manger, conseilla Adalbert, voilà le petit déjeuner !
En effet, deux Soudanais en gants blancs véhiculaient une table à roulettes toute servie sur laquelle la rescapée se jeta avec un cri sauvage.
— Dieu, que j’ai faim !
Elle avala coup sur coup des œufs au bacon, du jambon et trois toasts à la marmelade d’orange, le tout arrosé de thé brûlant.
— Vous avez un estomac en fer, Plan-Crépin, remarqua la marquise qui achevait tout juste de grignoter une tartine…
— Si elle n’a avalé depuis hier à midi que de l’alcool et le café de ce matin, elle doit mourir d’inanition… dit Adalbert, qui lui-même faisait honneur au breakfast.
Enfin rassasiée et apaisée, Marie-Angéline – chose inouïe ! – accepta même la cigarette que lui offrait Aldo et raconta son aventure. En fait, ce qu’elle appelait le Sanhédrin, l’antique conseil des juges devant lesquels avait comparu Jésus, n’était que les catacombes creusées dans le roc où étaient leurs tombeaux. Attirée par la beauté de l’endroit et surtout la magnifique façade d’inspiration hellénistique ornée de feuilles d’acanthes, de fruits et de grenades sculptés à même le roc, elle avait fait plusieurs aquarelles et allait se décider, non sans regrets, à chercher un autre sujet quand, de son abri de buissons et d’acacias, elle vit soudain apparaître cet Ézéchiel qu’elle cherchait depuis tant de jours sans l’avoir jamais rencontré. Son cœur en avait manqué un battement tandis que son sang ne faisait qu’un tour. Le voyant pénétrer dans les catacombes après un coup d’œil circonspect sur ses arrières, elle s’était lancée sur ses pas sans plus réfléchir.
— N’ayant pas de lampe électrique, je me suis trouvée bientôt tâtonnant dans l’obscurité. Je n’entendais aucun bruit et j’allais renoncer quand j’ai aperçu, dans les profondeurs des galeries, une lumière qui pouvait être la flamme d’une bougie. J’ai marché vers elle en prenant mille précautions pour ne pas tomber sur le sol inégal et c’est quand j’ai pu distinguer les contours d’une salle où, en effet, une bougie était posée sur une sorte de sarcophage que j’ai été assommée… Après je n’ai que des souvenirs vagues. Lorsque j’ai repris conscience, j’étais toujours à la même place et un homme masqué me faisait boire quelque chose de fort, sans doute pour me ranimer, et j’ai reconnu le goût du whisky…
— Parce que vous en aviez déjà bu ? ironisa Mme de Sommières. Ce jus de punaises ! Et dire que je croyais avoir formé votre goût !
— Pour savoir choisir, il faut essayer de tout !… Du whisky donc et sur l’instant cela m’a fait du bien mais les hommes en noir – ils étaient deux – ont insisté pour que j’en boive encore. La tête commençait à me tourner et j’ai voulu refuser. Alors on m’a fait boire de force jusqu’à ce que je reperde conscience. Et je ne sais rien de ce qui s’est passé ensuite…
— Ces gens vous ont rapportée ici avec tout votre matériel, dit Aldo. Ils vous ont déposée sur les marches de l’hôtel…
— Mon Dieu ! Des tas de gens ont pu me voir dans cet état !
— Sûrement pas. Le jour naissait à peine et même dans le hall il n’y avait personne…
— Ah ! Tant mieux ! Mais quelle honte, mon Dieu, quelle honte ! Je suis déshonorée…
— Ne faites donc pas tant d’histoires pour une malheureuse cuite ! bougonna la marquise. Quant au déshonneur… ça m’étonnerait beaucoup ! Il n’y avait pas la moindre trace de désordre dans vos vêtements !
— Il n’aurait plus manqué que cela !… Mais il se peut que l’on m’ait volée. Voulez-vous me passer mon sac, s’il vous plaît ? demanda-t-elle à Vidal-Pellicorne qui était le plus proche de l’objet.
Elle ne procéda pas à l’inventaire : en ouvrant la grande poche de cuir, la première chose qui lui sauta aux yeux fut une enveloppe blanche qu’elle n’y avait jamais vue. C’était une lettre adressée au prince Morosini, dont la suscription fit bondir le cœur de celui-ci.