Ce soir-là, l’évocation lui fit si mal qu’il prit la direction de la place de la Vieille-Ville, le cœur battant de Prague près de laquelle s’ouvrait, par une porte médiévale flanquée d’échauguettes, le quartier de Josefov, l’ancien ghetto, pour s’en aller frapper tout de suite à la porte du vieux rabbin, en finir avec cette cité trop romantique et reprendre un train pour Vienne puis pour Istanbul, mais il s’arrêta, revint sur ses pas pour rejoindre l’Europa : il ne voulait pas risquer d’indisposer Jehuda Liwa en lui tombant dessus nuitamment alors qu’il savait bien que les nuits de cet homme étrange ne ressemblaient pas à celles des autres. Et puis les lits de tous les hôtels du monde n’étaient jamais que ce qu’ils sont : des meubles commodes pour dormir. Décidé à en chasser le rêve, Aldo regagna le sien après une douche rapide et l’absorption exceptionnelle d’un comprimé de somnifère. Moyennant quoi, il dormit comme une souche…
Le lendemain, il faisait froid, il faisait gris et il pleuvait. Ce qui convenait tout à fait à l’humeur de Morosini. Sanglé dans son inusable Burberry’s dont il releva le col, une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils et ses mains gantées de pécari au fond de ses poches, il se dirigea à travers l’activité matinale de la capitale tchèque et le tintement des tramways vers l’antique synagogue Vieille-Nouvelle, si vénérable que l’on en disait les pierres venues des ruines du temple de Jérusalem et apportées là par les émigrants juifs. Chargée d’histoire, de légende aussi, elle était à l’image de son desservant : d’une austère et énigmatique beauté.
Jehuda Liwa habitait la maison qui en était la plus proche. Le visiteur reconnut sans peine la vieille demeure grise aux étroites fenêtres ogivales et l’étoile à cinq branches marquant au front, comme un sceau, la porte basse dont il souleva par trois fois le heurtoir de bronze comme on le lui avait enseigné jadis. Mais personne ne vint à son appel et le son, renouvelé, parut se perdre dans les profondeurs d’une maison vide.
Pensant que, peut-être, le rabbin et son serviteur se trouvaient à la synagogue, Morosini reculait pour en prendre le chemin quand un homme sortit d’une maison contiguë qu’il connaissait encore mieux puisqu’on l’y avait rapporté après le drame dont Vieille-Nouvelle avait été le théâtre. C’était d’ailleurs le propriétaire, le docteur Meisel, qui l’avait soigné et Aldo alla vers lui, heureux de retrouver un ami :
— Quelle joie de vous rencontrer, docteur ! J’avais l’intention de passer chez vous après avoir vu le rabbin mais puisque vous sortiez, je vous aurais manqué…
Derrière leurs verres épais les yeux du chirurgien brillèrent de plaisir :
— Monsieur Morosini ! Mais quel plaisir inattendu !… et d’abord comment allez-vous ?
— Aussi bien que possible ! Vous m’avez magnifiquement réparé et je ne suis pas près d’oublier votre hospitalité.
— Laissez ! Laissez ! J’étais heureux de vous l’offrir. Voulez-vous entrer un moment ?…
— Mais vous sortiez ?
— Rien d’urgent ! J’allais chez mon libraire… Cela peut attendre. D’autant que je crains bien de devoir vous annoncer quelque chose qui vous fera de la peine.
— Quoi donc ?
— Vous veniez voir Jehuda Liwa, n’est-ce pas ?
— Bien entendu ! Je lui suis, croyez-moi, très attaché…
Ebenezer Meisel hocha la tête avec tristesse et prit le bras d’Aldo pour le faire entrer dans sa demeure :
— Il vous faudra désormais vous contenter du souvenir, mon ami. Le Grand Rabbin de Bohême n’est plus. Mais venez vous asseoir : nous causerons mieux dans mon cabinet.
Aldo se laissa emmener. Une cruelle déception amplifiait la peine inattendue que lui causait la nouvelle. Depuis trois jours, il avait placé tant de confiance dans les pouvoirs surnaturels d’un homme à l’appel duquel obéissait l’ombre de l’empereur Rodolphe II, ami des magiciens et des alchimistes ! Il était certain de sortir de chez lui avec au moins un fil conducteur, une indication… si même Jehuda Liwa n’était pas capable de lui livrer toute l’histoire de l’Ourim et du Toummim ! Cette mort le laissait désarmé, hésitant à nouveau sur le chemin à suivre, parce qu’il n’arrivait pas à croire que les « sorts sacrés » pussent reposer au milieu des richesses d’un des plus importants trésors qui soient au monde. Mais il ne voulait pas offenser celui que le recevait en ami et, s’il ne songea pas un instant à cacher ses regrets, il n’en écouta pas moins attentivement le récit de la disparition de l’homme en qui s’incarnaient tout le savoir et toute la puissance spirituelle du peuple d’Israël…
L’événement en lui-même était simple quoique étrange : une nuit de shabbat un incendie s’était déclaré dans le laboratoire d’alchimie du rabbin, situé au rez-de-chaussée et sur l’arrière de la maison. Tout y avait brûlé mais l’épaisseur des murs, la voûte de pierre et la porte en fer avaient protégé le reste du logis tout en empêchant les secours d’aborder. Quand, au petit matin, on avait pu enfin pénétrer dans l’espèce de caveau, il ne restait que des carcasses de fer, des cendres, des enduits vitrifiés et quelques fragments d’os que l’on avait rassemblés pieusement pour les enterrer.
— Pensez-vous à un accident ou à un acte criminel ? demanda Morosini qui avait suivi le docteur dans sa cuisine où il était en train de faire du café, sa gouvernante étant déjà partie pour le marché.
— Personne n’en sait rien mais… Meisel lança, par-dessus ses lunettes un regard appuyé à son invité… mais moi je pense que Jehuda Liwa a allumé ce feu lui-même…
— Un suicide ? De cette manière atroce ?…
— Ce n’était pas un homme comme les autres. S’il y avait eu accident, on l’aurait entendu crier, appeler au secours. Mais on n’a rien entendu du tout. En outre, son serviteur que vous connaissiez, Abraham Holtz, n’a retrouvé aucun des grimoires de son maître et encore moins l’Indraraba, le grand Livre des Secrets dont il n’y avait que deux exemplaires au monde…
— Voilà le mobile du crime : on a tué le rabbin pour le lui voler…
— Non. Lui aussi a brûlé : Abraham a retrouvé une des ferrures de la reliure. Pour une raison connue de lui seul – peut-être parce qu’il estimait son temps venu ! – Jehuda Liwa a voulu mourir en emportant avec lui les clefs de son pouvoir…
Morosini resta songeur en pesant chacune des paroles qu’il venait d’entendre :
— C’est possible, après tout ! Pourtant quelque chose me choque : lui, le gardien des traditions, se suicider la nuit du shabbat ?
— L’incendie a dû éclater vers deux heures du matin le dimanche. Le shabbat s’achevait à minuit… On a enterré dans le cimetière le peu qu’on a retrouvé…
— Pourrez-vous m’y conduire ?