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— Aldo !… Aldo Morosini ici ? Mais quelle merveille ! Et par quel miracle ?

« Seigneur ! pensa le malheureux. Que vous ai-je fait pour trouver la Casati ici ? »

Accablé par cette criante injustice du Ciel, il baisa d’un geste machinal la main prestement dégantée que l’on offrait à ses lèvres d’un geste royal. Encore heureux de s’en tirer à si bon compte ! Il avait cru un instant qu’elle allait lui sauter au cou :

— Il n’y a pas de miracle, ma chère Luisa ! Je suis ici pour affaire. Mais… vous-même ? Je sais bien que vous voyagez beaucoup mais de là à vous rencontrer au bout de l’Europe et aux approches de l’hiver ? Vous êtes attirée par l’Islam ?…

La belle voix grave de la marquise Casati qui aurait pu, si elle l’avait voulu, tenter une carrière dans l’opéra baissa de quelques tons pour atteindre un chuchotement caverneux :

— Rien de tout cela, mon cher. Si je vous dis la vérité, vous me jurez le secret ?

— Même si vous mentez, marquise ! Je garde ce que l’on me confie.

— Je viens consulter une voyante… une femme extraordinaire, à ce que l’on m’a dit. Une Juive étonnante…

— Il faut qu’elle le soit ! Tant de pays parcourus !…

— Peu de chose en vérité, et puis, j’adore l’Orient-Express…

— Vous n’êtes tout de même pas venue seule ?

— Avec ma femme de chambre… Je ne tenais pas à donner trop d’éclat à ce petit déplacement. Je ne suis pas ici incognito mais presque. D’où cette tenue un peu simple…

S’il n’avait si bien connu cette étonnante créature, l’une des plus extraordinaires de l’époque, Morosini eût éclaté de rire mais il est vrai que, sur son enroulement de renards, Luisa ne portait qu’un modeste tricorne de velours noir enveloppé d’une voilette et totalement dépourvu des panaches et des aigrettes de toutes couleurs qui agrémentaient habituellement les débauches de brocarts, de lamés, de mousselines, pailletées ou non, dont elle faisait sa vêture ordinaire. Et deux rangs de perles seulement alors qu’elle était le plus souvent parée comme une châsse. Il lui sourit, alors, de ce curieux sourire en coin, à la fois moqueur et nonchalant qui lui donnait tant de charme :

— J’avais remarqué, fit-il en baissant la voix lui aussi, et je n’osais pas vous demander si vous étiez en deuil… Comment va le cher maître ?

Les grands yeux noirs, encore agrandis par un généreux « charbonnage », lui lancèrent un regard horrifié et elle se signa précipitamment :

— Bien voyons !… Quelle idée affreuse !… Et c’est un peu à cause de lui que je suis ici…

Depuis des années, Luisa Casati était la maîtresse du peintre Van Dongen dont elle était aussi la muse. La seule dans les débuts, mais avec le temps il s’en était trouvé d’autres et la vie, dans le palais de marbre rose du Vésinet appartenant à la marquise, n’était pas toujours sereine. D’abord parce que la sérénité relevait de l’impossible avec elle, qui faisait de sa vie un théâtre permanent ou un conte oriental, donnant des fêtes inouïes, vivant parmi les objets précieux, les fourrures rares, la vaisselle d’or, les étoffes chatoyantes, les plumes d’autruche, les serviteurs noirs, les léopards et les serpents qu’elle élevait et à qui elle portait une sorte de culte…

— Vous donnerait-il du souci ?

Son œil noir lança un éclair :

— Oui, fit-elle sobrement. Il y a des moments où Kies m’échappe et je veux savoir pourquoi. Cette Juive est capable, dit-on, de me l’apprendre. Dînons ensemble, cher Aldo et je vous dirai tout !…

Morosini n’était pas certain d’avoir envie d’en savoir plus mais, puisqu’il était reconnu, dîner avec Luisa serait autant de pris sur une solitude qui commençait à lui peser. Elle était quelquefois crispante mais on n’avait jamais le temps de s’ennuyer avec elle. On convint de se retrouver à huit heures au salon de conversation.

En gagnant derrière elle la salle à manger qui ressemblait à une serre tant il y avait de plantes vertes et de fleurs, Aldo craignait un peu de voir leur dîner envahi par toutes sortes de relations de sa compagne en dépit de la peine qu’elle se donnait pour se fondre dans l’anonymat – dentelles noires et une seule rivière de diamants ! – mais il n’y avait, en cette arrière-saison, que peu de voyageurs et les quelques personnes présentes étaient visiblement des habituées et trop jeunes pour avoir déjà rencontré la marquise Casati sur le théâtre habituel de ses opérations. On dégusta donc tranquillement un énorme et divin « imam bayildi{2} » précédé d’excellentes huîtres accompagnées de « pastirma{3} », le tout arrosé de champagne pour ne pas perdre complètement contact avec l’Occident. Luisa Casati semblait ravie de leur rencontre et finit par en donner la raison profonde à son compagnon : Salomé, la voyante, habitait le vieux quartier juif d’Haskeuï sur la rive septentrionale de la Corne d’or, autrement dit du port. En outre, elle n’acceptait de recevoir cette cliente étrangère qu’à la nuit close. Ce qui ne rassurait guère la marquise :

— Si j’avais su, confia-t-elle, je serais venue avec mon secrétaire et un valet…

— Vous pouviez demander une escorte à l’hôtel. Au moins un drogman qui pourrait être utile…

— Non. Je parle de nombreuses langues, vous le savez, et je n’ai pas besoin d’interprète. D’ailleurs, elle m’a fait comprendre qu’elle ne souhaitait pas voir venir chez elle des gens des hôtels. Évidemment, je pourrais m’adresser à l’ambassade de France ou à celle d’Angleterre mais je n’ai aucune envie que l’on me sache ici… et dans un tel but. Alors voilà quatre jours que je tourne en rond à la recherche d’une solution. Et puis vous êtes arrivé…

Morosini se mit à rire et prit sur la table la longue main ornée d’un beau diamant jonquille et occupée à rouler nerveusement des boulettes de pain. Après tout Luisa était une vieille amie…

— Vous souhaitez que je vous accompagne chez cette femme ? Je ne vois pas pourquoi je vous refuserais une sécurité qui sera pour moi un plaisir. Voulez-vous que nous y allions ce soir ?

— Oh ! Vous êtes un amour ! Salomé a répondu à ma lettre – on ne prend jamais rendez-vous autrement chez elle ! – qu’elle m’attendrait à minuit pendant sept jours. En même temps, elle me faisait connaître ses conditions…

— Eh bien, dites-moi, si toutes les voyantes qui officient à Paris, Rome, Londres, Venise ou n’importe où dans le monde avaient de telles exigences, elles ne feraient pas fortune.

— Croyez-vous ? Je pense au contraire qu’en se rendant si difficilement accessibles, elles se feraient une excellente publicité… J’ajoute que celle-ci reçoit peu et se fait payer cher mais cela, c’est sans importance.

— Vous avez peut-être raison. Il se peut que cette femme soit surtout une habile commerçante.

— Elle n’est pas que cela, dit la Casati d’un ton grave où perçait une vague angoisse. Il lui arrive de dire des choses terribles, paraît-il. Elle aurait prédit à… mais non, je ne souhaite pas en parler !

Aldo fronça le sourcil, offrit une cigarette à sa compagne, la lui alluma et en prit une pour lui :

— Vous avez aussi peur d’y aller que vous en avez envie, Luisa. Croyez-vous que vos… problèmes en vaillent la peine ?

Elle détourna ses yeux si outrageusement agrandis par le maquillage qu’elle semblait porter un masque tragique et rejeta nerveusement la fumée.