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— Oui. J’ai besoin de savoir… même si je dois en souffrir. Rien n’est pire que le doute, mon ami…

Elle se leva de table sur ces paroles. Il ne restait à Aldo qu’à la suivre jusqu’à l’un des salons où ils prirent le café en regardant, étendue à l’infini, l’image séduisante d’une ville magique dont le seul nom parlait à l’imagination. Du haut de leur colline, ils découvraient, au-delà de la Corne d’or où s’entassaient les navires, Stamboul, la ville turque, le quartier royal coulant des vieilles murailles de Constantin jusqu’au foisonnement d’arbres de la pointe du Sérail, étonnant éboulis de toits, de dômes, de jardins et de vestiges antiques d’où surgissaient, éclairés par la lune comme une image de conte persan, les six minarets du Sultan Ahmed, la Mosquée Bleue, et les puissants contreforts de Sainte-Sophie. Des lumières tremblantes piquetaient le fabuleux tableau que Luisa et Aldo contemplèrent en silence, chacun d’eux enfermé dans des pensées qu’il ne jugeait pas utiles de partager. Le café était admirablement préparé par le valet enturbanné préposé à ce rôle important et ils en prirent plusieurs tasses avant de remonter prendre des vêtements de sortie et, pour la marquise, remettre ses diamants à sa femme de chambre. Un moment plus tard, tous deux dévalaient la rue de Pera au trot rapide d’un cheval vigoureux en direction du port que l’on remonta en direction des Eaux Douces d’Europe, des « échelles » de Kassim Paça, où se trouvait le vieil arsenal, et d’Haskeuï qui le jouxtait. En dépit de la nuit il était facile de se rendre compte que ces quartiers étaient plutôt misérables. Des maisons de bois aux murs rongés par le vent et le sel s’agglutinaient autour de vieilles synagogues, boursouflées d’encorbellements sous des toits aplatis. Des échoppes aux volets clos occupaient souvent les rez-de-chaussée et, de loin en loin, s’ouvrait la porte d’un entrepôt ou les fenêtres lourdement grillées d’une banque au linteau de laquelle s’imprimait l’étoile de David mais, chose étrange, si les maisons étaient vétustes, leurs ouvertures semblaient neuves et leurs ferrures solides. Les rues étaient désertes.

— Nous arrivons, souffla Mme Casati dont ce n’était pas le premier voyage à Constantinople et qui était venue, de jour, repérer l’endroit. La maison de Salomé n’est plus éloignée.

Le fiacre, en effet, s’arrêtait peu après devant une porte de cèdre ouvragé trouant le mur d’un jardin. Un petit heurtoir de bronze y était fixé sous un étroit guichet grillagé. Aldo l’actionna. Le guichet s’ouvrit et la marquise donna son nom. Une brève attente et une servante en robe safran s’inclinait devant les visiteurs avant de les guider à travers un jardin d’où les odeurs de cèdre et de bois brûlé avaient chassé les senteurs multiples de l’été. On franchit un petit vestibule étincelant de propreté et l’on se trouva au seuil d’une grande pièce éclairée par une lampe de bronze pendue au plafond bas par une chaîne. Une femme se tenait debout sous cette lampe dont les courtes flammes dansaient au bout de leurs becs. Elle s’inclina en silence à l’entrée de ses visiteurs mais sans donner à ce geste la moindre nuance d’obséquiosité. Morosini la regarda avec curiosité, persuadé d’avoir remonté les siècles et de tomber en plein Moyen Âge. Salomé, en effet, portait le hennin orfévré des femmes de Jérusalem sous lequel son visage, couleur d’ivoire, fendu de grands yeux sombres au regard pénétrant, trouvait le moyen d’être plus impressionnant que celui de la Casati. Il était difficile de lui donner un âge car elle paraissait à peine trente ans, alors que sa réputation, d’après Luisa, était déjà ancienne mais surtout elle était d’une surprenante beauté avec son nez droit, presque grec, et ses lèvres ourlées. Son regard n’avait fait qu’effleurer sa cliente et se posait à présent sur Aldo avec une insistance qui le troubla un peu… Il s’inclina légèrement :

— Voici celle qui a besoin de vous, madame, dit-il. Je vais attendre dans le jardin…

Elle alla vers le fond de la pièce, souleva une tenture de velours :

— Il fait froid. Passez ici où il y a du feu…

Sa voix basse était chaude, un peu voilée et ajoutait encore à son charme. Ainsi posée, un bras couvert de bracelets étendu, elle évoquait ces femmes de la Bible pour qui des hommes perdaient la tête. Bethsabée, la Sulamite ou celle dont elle portait le nom, cette Salomé qui affolait Hérode et qui, par sa danse voluptueuse, obtint la tête de Jean le Baptiste devaient lui ressembler. Sous la longue tunique de soie jaune brodée et ornée de longs colliers d’ambre, de turquoises, de perles et de corail, la ligne du corps était admirable, émouvante même, et Aldo pensa qu’il valait mieux en effet que Luisa n’eût pas emmené avec elle le peintre qui lui donnait tant de soucis…

Le décor de la pièce où il pénétra était assez semblable à celui d’à côté : confortable, douillet avec ses tapis, ses coussins, ses tentures de soie épaisse obturant les fenêtres et le brasero de bronze qui dispensait une agréable température jointe à un parfum de santal. La servante de tout à l’heure reparut avec un plateau de cuivre et du café pour l’aider à attendre…

Morosini s’installa sur un divan de velours corail – c’était, avec un jaune lumineux, les couleurs dominantes de cette maison et, sans le café dont il but deux tasses, il se fût sans doute endormi. Il se sentait curieusement bien, détendu comme il ne l’était plus depuis des semaines. Le temps s’abolit et il ne vit pas passer l’heure que dura la consultation. Lorsque Salomé vint soulever à nouveau le rideau il lui sourit en disant :

— Déjà ?

L’arc fier que formaient les lèvres de la femme s’adoucit d’un sourire plein de douceur :

— Si le temps ne vous a pas duré, c’est que vous étiez bien chez moi.

— Peut-être…

En rejoignant Luisa Casati il vit qu’elle semblait très émue. Elle avait pleuré sans doute car elle s’appliquait à colmater les brèches créées par les larmes dans son maquillage de pierrot lunaire. Pourtant Aldo la devina satisfaite. Salomé avait-elle réussi à chasser le doute qu’elle portait en elle ? Les deux femmes se saluèrent avec cérémonie et la Casati se dirigea vers la porte de ce pas royal évoquant toujours une prima donna sortant de scène mais, au moment où il s’inclinait devant elle, la voyante saisit Aldo par le bras.

— Tu vas courir bientôt un grand danger. Viens me revoir une nuit prochaine à la même heure. Seul !…

Il ouvrit la bouche pour une question mais elle lui fit signe de se taire en lui désignant la longue forme noire qui se glissait dans le vestibule. Morosini hocha la tête, sourit et ne dit rien. Un moment plus tard, il roulait à nouveau aux côtés de sa compagne à travers la nuit qui s’était faite plus sombre à mesure qu’elle avançait vers le matin.

On n’échangea pas trois paroles durant le trajet… Repliée dans son coin, Luisa semblait rêver et Aldo se garda bien de la rappeler à la réalité. Ce fut seulement quand le portier du Pera Palace ouvrit la portière du véhicule et lui offrit la main pour l’aider à descendre qu’elle déclara :

— Cette femme est étonnante et je ne regrette pas mon voyage mais jamais je ne reviendrai…

— Pourquoi ?

— Elle dit des choses trop vraies !

Puis tendant une main sur laquelle Aldo s’inclina :

— Merci, ami, de m’avoir accompagnée mais je ne crois pas que nous nous reverrons demain : je vais dormir jusqu’à l’heure du train. Dormir et réfléchir…

— Alors je vous souhaite un bon retour, Luisa. Heureux d’avoir passé cette soirée auprès de vous.

— Vous restez encore quelque temps ?