— C’est une menace ? gronda Morosini hautain.
— Une simple mise en garde. Que vous le vouliez ou non, votre quête récente vous a lié aux pierres sacrées que gardait le temple de Salomon. Vous êtes devenu leur serviteur et ce service-là ne se rompt pas si facilement.
— C’est ce que nous verrons. Me voilà bien payé de mes peines !… et je vous rappelle que j’ai toujours froid aux pieds.
— Réfléchissez encore… et veuillez me suivre !
Même sans le détour souterrain dont l’utilité était apparue à Morosini aussi peu convaincante que possible, le retour vers le King David ne se fit pas en cinq minutes. Franchies les ruines davidiennes, on passa les remparts au moyen d’un ancien souterrain ouvert par des éboulements afin d’entrer dans la vieille ville dont on traversa l’ancien quartier juif que l’heure tardive animait à peine d’ombres furtives et de chats en quête d’aventure plus silencieux que les ombres. À la porte de Jaffa on se sépara sur un froid salut et Aldo se mit à courir autant pour se réchauffer qu’entraîné par la hâte d’en finir avec les ténèbres et de retrouver la lumière qui rayonnait de Lisa. Il savait qu’elle l’approuverait d’avoir repoussé la demande de Goldberg parce que la remise du Pectoral l’avait soulagée autant que lui-même. Que les pierres meurtrières eussent repris leur place dans leurs alvéoles d’or ne les lavait pas de leurs traces sanglantes et Lisa craignait toujours une catastrophe quelconque. Les « sorts sacrés », disparus depuis si longtemps que leur recherche relevait de l’utopie, ne devaient pas être plus fréquentables…
La première personne que Morosini vit en atteignant les jardins de l’hôtel fut Adalbert Vidal-Pellicorne qui faisait les cents pas d’un cyprès à un autre devant l’entrée illuminée en mâchonnant un cigare si gros qu’il eût pu servir de perchoir à un couple de serins. En apercevant Aldo, il fondit sur lui comme l’épervier sur un poulet :
— Où étais-tu passé, sacrebleu ? Voilà une bonne heure que je t’attends ?… Et dans quel état ! Tu as barboté dans une mare ?
— Non. Dans le tunnel du roi Ézéchias et j’ai à te parler. Mais que fais-tu là tout seul ? Où est Lisa ?
— Bonne question, j’allais te la poser. On dirait que vous menez une vie intense, cette nuit, vous autres Morosini ! Il paraît qu’un jeune garçon pourvu de nattes est venu la chercher environ deux heures après t’avoir emmené toi-même.
D’avoir tant couru, Aldo avait chaud à présent mais n’en sentit pas moins une sueur soudain glacée lui couler le long du dos en même temps que sa gorge se séchait :
— Que viens-tu de dire ? Lisa est partie avec…
— Oui, le portier a cru comprendre qu’il avait dû t’arriver un accident quelconque Lisa paraissait très inquiète. En revanche, ce qu’il n’a pas compris c’est qu’on lui laisse une lettre pour toi.
— Une lettre ?
— Cesse de répéter ce que je dis ! Tiens, la voilà ta lettre : le portier me l’a remise et j’ai eu besoin de tout ce respect pour le courrier des autres que m’a inculqué ma grand-mère pour ne pas l’ouvrir.
Sans répondre, Aldo saisit le pli à son nom, en déchira l’enveloppe d’un doigt nerveux, déplia le papier… et faillit s’évanouir :
« Votre épouse vous sera rendue quand vous me remettrez les « sorts sacrés ». Je sais que vous les trouverez. Mais il dépend de vous que sa captivité soit douce ou pénible, sinon définitive. Montrez-vous raisonnable et elle sera traitée en… princesse. Prévenez quelque autorité que ce soit, civile ou religieuse, et elle sera enchaînée au fond d’une geôle dont vous trouverez d’autant moins le chemin qu’elle se situe hors du pays. Mettez-vous donc en quête sans tarder. Quand vous les aurez trouvées, vous n’aurez qu’à revenir à Jérusalem et à passer dans la presse locale l’annonce suivante “A. M. désire rencontrer A. G. pour conclure affaire envisagée.” Mais ne vous avisez pas d’user de ceci dans l’espoir de me capturer. Sachez-le : aucune torture ne me ferait avouer la cachette de votre femme et, en admettant même que je cède à la souffrance, ses gardiens ont ordre de la mettre à mort si je ne viens pas moi-même, seul et avec les paroles convenues, la rechercher. »
— Le salaud ! gronda Morosini en froissant la lettre dans son poing dont Adalbert entreprit aussitôt de l’extraire.
— Si tu me laissais lire ?
— Pardon !… Je… je crois que je suis en train de devenir fou !
— Il y a de quoi, apprécia l’archéologue quand il eut achevé sa lecture. Et maintenant explique-moi, ajouta-t-il en allumant une cigarette et en la plaçant entre les lèvres décolorées de son ami. D’abord qu’est-ce que « les sorts sacrés » ?
Aldo le lui dit ainsi que toutes les péripéties subies depuis qu’il avait quitté l’hôtel. Le tout sans être interrompu : Adalbert savait écouter. À mesure qu’il racontait, d’ailleurs, Morosini récupérait un peu de maîtrise de soi parce qu’en même temps il analysait les dernières heures. Ce qui n’empêche qu’en achevant son récit, il avait les larmes aux yeux.
— Ne me dis pas que tu es en train de désespérer ? murmura Adalbert sans le regarder.
— C’est bien la première fois que cela m’arrive mais veux-tu me dire quelles sont mes chances de retrouver ces foutues émeraudes, donc de revoir un jour ma femme ?…
— Je n’aime pas ta façon de dire « mes chances ». Est-ce que par hasard tu m’oublierais ? Le Pectoral a été notre tâche commune. Son corollaire le sera tout autant et nous n’aurons de cesse d’avoir retrouvé Lisa qui, elle, est bien réelle. Ce qui n’est pas forcément le cas des fameux « sorts sacrés ». C’est elle que nous allons chercher, mon garçon, et cela sans avertir la moindre autorité et en faisant semblant de nous occuper des émeraudes envolées. Ce ne sera pas la première fois que nous mènerons seuls une enquête…
— Avant de nous lancer dans une aventure à l’aveuglette, il y a peut-être mieux à faire. Je vais aller voir ce Goldberg, je lui engagerai ma parole de faires les recherches qu’il demande et il n’aura plus aucune raison de garder Lisa…
— Quel âge as-tu ?… Moi, je dirais quinze ou seize ans pour avoir gardé tant de fraîcheur d’âme… Tu t’imagines qu’il y croira, à ta parole ?
— Personne ne l’a jamais mise en doute !
— Lui ne s’en privera pas. La meilleure preuve en est qu’il n’a même pas attendu l’issue de votre entrevue pour enlever Lisa. Il devait bien se douter que tu en avais un peu assez des trésors juifs et qu’aucune envie de rempiler ne t’habitait. Cela dit, ce n’est pas moi qui élèverai la moindre objection contre un entretien à cœur ouvert mais les mains dans les poches.
Morosini alluma une nouvelle cigarette mais cette fois, sa main ne tremblait plus. Dès l’instant où une action commençait à s’engager, il savait que c’était la meilleure manière de faire taire son angoisse et son chagrin. Cependant, Vidal-Pellicorne avait reprit la lettre et l’examinait :
— Il y a un post-scriptum. Tu l’as remarqué ?
— Non, je l’avoue. J’étais trop occupé à recevoir le principal en pleine figure. Que dit-il ?
— Qu’il faut d’abord chercher à Massada parce que…
— Le chef des Esséniens réfugié possédait les pierres au moment du massacre, récita Morosini. Il espère que ce digne personnage les a enterrées quelque part avant de mourir et il compte sur moi pour retourner des tonnes et des tonnes de rochers et de murs écroulés…
— Pas de fol orgueil ! Il ne compte pas seulement sur toi mais aussi sur moi. Il y a là quelque chose de très flatteur pour mes talents d’archéologue…