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— Vous ne nous emmenez pas jusqu’au bout ? protesta Adalbert en se promettant bien de dire, au retour, quelques mots bien sentis à Schaffner. Mais il y a une dame avec nous ?

— Elle peut rester avec moi si elle veut. D’ailleurs ça s’rait bien mieux pour elle…

— Mais enfin, pourquoi ?

Au même moment, un hurlement éloigné mais, très reconnaissable, arriva du fond de la forêt :

— Vous entendez ? dit le cocher. Les loups ! Je ne veux risquer ni mes chevaux ni ma peau…

Rien ne put l’en faire démordre et il fallut bien se résigner à exposer la situation à Hilary : la peur de l’homme était réelle. Elle laissait supposer qu’il y avait peut-être, au bout de la route, un danger plus réel que ne le laissaient supposer les superstitions locales. Miss Dawson posa quelques questions touchant cette femme mystérieuse vers laquelle on se dirigeait. Adalbert lui en dit ce qu’il savait, c’est à dire pas grand-chose, et termina son discours en précisant :

— Une chose est certaine : elle déteste les autres femmes et la conclusion logique de ceci est que vous allez nous attendre tranquillement à l’auberge…

Il avait fait preuve de toute la fermeté dont il disposait mais la jeune fille lui rit au nez avant de lancer d’un ton offensé :

— Quand donc allez-vous perdre cette manie de vouloir toujours me laisser derrière vous ? Que voulez-vous que je fasse avec ce rustre et les quelques paysans crasseux que je vois ici ? Une partie de dés peut-être, en ingurgitant des pintes de cet alcool dont ne voudrait pas un docker de Wapping ?

Aldo pensa qu’hier elle n’avait pas l’air de trouver cela si mauvais mais se garda bien d’intervenir dans ce qui ressemblait de plus en plus à une scène de ménage. Hilary d’ailleurs poursuivait sa philippique.

— Sachez qu’une Anglaise bien née ne craint aucun ennemi, réel ou imaginaire !…

— Alors restez ici ! lâcha Aldo, logique.

Elle tourna vers lui le double feu de son regard indigné :

— Justement non ! La seule chose que… qui me déplairait serait d’être abandonnée dans ce pays perdu au milieu d’indigènes dont j’ignore la langue et qui ressemblent davantage à des ours qu’à des êtres humains pendant que vous irez vous faire tuer tout à votre aise ! Et maintenant assez perdu de temps ! Allons-y ! Vous venez ?

Et, sautant à bas de la voiture dans une flaque de boue qui ne parut pas l’incommoder, elle s’engagea résolument dans le chemin encore vierge de tout passage où la neige ouatait pudiquement les ornières. Il ne restait plus qu’à la suivre.

— Je vous attendrai jusqu’à demain soir mais pas plus tard ! cria le charretier. J’ai du travail qui m’attend !

Et il rentra dans l’auberge.

— C’est maigre comme oraison funèbre ! remarqua Morosini en haussant les épaules et en enfonçant sa casquette sur sa tête.

Le mauvais état du chemin rendait l’avance pénible mais la forêt de sapins était magnifique avec ses profondeurs bleues que la neige éclairait et qu’animait parfois la course rapide d’un chevreuil. Hilary se comportait dignement et marchait du même pas que les hommes. En bonne Anglaise organisée et habituée aux voyages, ses valises renfermaient toujours la tenue exactement adaptée à la situation ou au climat. Ainsi ses hautes bottes lacées protégeaient-elles ses jambes comme sa jupe de tweed, son chandail chiné et sa pelisse à capuchon d’épais drap brun doublé de castor défendaient le reste de sa personne du froid et des intempéries.

À mesure que l’on avançait, le terrain s’élevait et, soudain, la barrière des arbres s’écarta, remplacée par les hauts murs de pierre d’une antique enceinte médiévale trouée de rares meurtrières et d’un portail ogival aux sculptures rongées par le temps encastrant une porte aux énormes ferrures rouillées percée d’un judas. Le silence hivernal était encore plus épais ici que partout ailleurs.

— Qu’est-ce qu’on fait pour se faire ouvrir ? grogna Adalbert qui n’avait pas l’air d’aimer beaucoup l’endroit. On sonne de l’olifant ?

— Si tu as ça sur toi on peut toujours essayer mais il y a là une chaîne qui doit correspondre à une cloche…

— C’est tellement rouillé que cela risque de s’écrouler si on tire dessus…

Coupant court au dialogue, Hilary prit en main la chaîne et tira vigoureusement. Le son grave d’une cloche qui devait être de belle taille résonna de l’autre côté des murs déchaînant les aboiements furieux de plusieurs chiens. Hilary sonna une seconde fois avec impatience et l’on vit apparaître sur le haut du mur un personnage aussi rébarbatif que possible, un colosse vêtu de cuir, coiffé d’un bonnet en peau de loup dont les poils rejoignaient ceux de sa barbe et de sa moustache. À sa ceinture étaient accrochés une hachette et un couteau à large lame cependant qu’un fusil de chasse pendait à son épaule. D’une voix rude, il aboya quelque chose qui devait se traduire par « que voulez-vous ? ». Aldo répondit en allemand :

— Nous désirons parler à la comtesse Ilona…

— Où as-tu pris qu’elle était comtesse ? chuchota Vidal-Pellicorne.

— Dans ces pays un titre va presque toujours avec un château et cela ne peut que la flatter. Et puis comme nous ne savons pas son nom, cela fait mieux que Mme Ilona, non ?

— Si, convint Adalbert avec un petit rire.

Là-haut cependant l’homme demandait, en allemand cette fois :

— Que lui voulez-vous ?

— Lui proposer une affaire et nous venons de loin je suis le prince Morosini, antiquaire de Venise…

— Et les autres ?

— Voici… lady Dawson, du British Muséum, raccourcit Aldo qui préférait ne pas s’embarquer dans les méandres de la noblesse britannique, et monsieur Vidal-Pellicorne… du… du Collège de France !

Pour la première fois, Hilary se dérida :

— On dirait que nous venons de recevoir chacun une promotion, souffla-t-elle à Adalbert.

— Vous êtes mieux servie que moi. Je me serais bien vu baron… ou marquis ? J’ai toujours aimé ce titre-là. Il sent la guerre en dentelles et la poudre à la Maréchale…

L’homme cependant avait disparu sans autres commentaires et dix bonnes minutes s’écoulèrent avant qu’on ne le revît après un tintamarre apocalyptique de verrous tirés, de clefs tournées et de grincements de gonds assoiffés d’huile, érigé au seuil du portail où il occupait une belle part de l’espace. Derrière lui la semi-obscurité d’une longue voûte :

— Les hommes seulement, lâcha-t-il. La femme reste dehors !

— Là, que vous avais-je dit ? chuchota Morosini tandis qu’éclataient les protestations de la jeune fille affreusement vexée. Puis, plus haut et à l’intention du gardien : C’est impossible voyons ! Nous n’allons pas laisser une dame de qualité se morfondre devant votre porte ?

— C’est ça ou rien ! Personne ne vous empêche de rester avec elle et même de repartir tout de suite… On ne vous a pas invités !

Il reculait déjà pour refermer quand Adalbert s’interposa :

— Ça ne sert à rien d’insister. Le mieux est que tu y ailles seul. Je vais tenir compagnie à Hilary.

— Oh, je peux très bien rester seule, protesta celle-ci. Je… je suis désolée, Adalbert, ajouta-t-elle plus doucement.

— Il est bien temps ! marmotta Morosini qui s’avança vers le gardien : je vous suis !

L’homme eut un sourire féroce qui fit briller de longues canines sous sa moustache hirsute :

— Dites à vos amis qu’ils feraient aussi bien de rentrer au village. L’attente pourrait leur paraître longue… très longue même. Et la nuit, en hiver, les loups viennent jusqu’ici.

— C’est gentil ne nous prévenir, fit Adalbert tout de même un peu inquiet, mais nous sommes assez grands pour savoir ce que nous avons à faire… Nous resterons !