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Elle alla prendre d’autres verres et, dans une armoire, une bouteille poussiéreuse, versa le liquide ambré et l’offrit porté à deux mains, comme un calice, avant de se servir elle-même. En un toast muet, ils élevèrent leurs verres avant d’y tremper les lèvres. Avec un vif plaisir pour Aldo le tokay était de grande classe. Mais ce plaisir fut bref à peine eut-il bu, qu’il s’écroulait sur le tapis…

Quand il s’éveilla, une aurore glaciale rosissait l’épaisse couche de neige sur laquelle on l’avait déposé au pied d’un sapin si lourdement chargé que seules ses jambes dépassaient. La tête lourde et la bouche pâteuse – ce tokay était beaucoup plus diabolique que royal ! – il mit quelque temps à rassembler ses idées. Enfin, en se traînant hors de son sapin, il vit qu’on avait eu la bonté de le déposer au bord du chemin et que les toits du village étaient en vue. Réconforté par cette vue et par la sensation d’être toujours vivant, il se mit en route d’un pas encore un peu flageolant. Là-bas, d’ailleurs, au bout du chemin une silhouette venait d’apparaître marchant aussi vite que le permettaient la neige et les ornières. C’était Adalbert et il essaya de se précipiter vers lui en criant :

— Adal !… Me voilà !

Les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre avec une joie qui faisait monter les larmes à leurs yeux :

— Tu es vivant ? Tu es entier ? fit Adalbert en tâtant Aldo sur les bras et le dos. Seigneur, ce que j’ai eu peur !

— Tu retournais là-bas ?

— Bien sûr. À la nuit close j’ai été obligé de ramener Hilary qui mourait de peur et risquait de mourir de froid et cette fois il a bien fallu qu’elle accepte de rester à l’auberge. Je dois dire, à sa décharge, que l’atmosphère n’y est guère réjouissante. Les indigènes sont persuadés que tu es mort et que, moi, j’allais à un trépas certain. On m’a même arrosé d’eau bénite et c’est tout juste s’ils n’ont pas dit les prières des agonisants. Mais toi, tu as vu la fameuse Ilona ?

— Oui et je n’ai pas encore décidé si c’est une folle ou une femme trop bien organisée. Une criminelle, à coup sûr !… Elle a même lu le fameux bouquin de Stoker et elle s’en inspire…

— Et les pierres ? Tu as pu en parler ?

— Elle les a vendues pour acheter le château. Je te raconterai mais loin des oreilles d’Hilary car j’ai dû engager ma parole.

— Et tu sais où elles sont ?

— Elle n’a pas voulu me donner de nom mais je pense qu’on devrait arriver à trouver. Rentrons vite, s’il te plaît ! J’ai une envie folle d’une tasse de café !

— Pas de fol espoir ! Attends d’avoir goûté ce qu’ils appellent café dans ce fichu pays !

L’entrée de Morosini à l’auberge fit événement. Lazare sortant du tombeau n’aurait pas surpris davantage. On voulut bien admettre qu’il n’était pas un revenant que lorsqu’il eut réclamé avec énergie un repas solide, après quoi il fut entouré, félicité avec cette espèce de révérence que l’on réserve aux héros. Le cocher qui les avait amenés ne fut pas le dernier et fit montre d’une joie exubérante en recevant l’ordre de se tenir prêt à repartir pour Sighishoara. Quant à miss Dawson, elle se déclara « heureuse » de le revoir avec autant de chaleur que s’il revenait d’une partie de chasse et non d’une porte de l’enfer mais Aldo ne se faisait guère d’illusions sur les sentiments qu’elle lui portait.

— Elle a dû rêver toute la nuit qu’elle était à jamais débarrassée de moi, confia-t-il à Adalbert tandis que celui-ci le conduisait à la soupente qu’on lui avait attribuée en guise de chambre afin qu’il pût y faire un semblant de toilette…

— Elle n’a pas rêvé du tout parce qu’elle n’a pas dormi. Elle avait tellement peur que je ne profite de son sommeil pour retourner à ce damné château qu’elle m’a obligé à rester toute la nuit auprès de la cheminée de la salle. Jamais nuit n’a été aussi longue !

— Tu dormiras dans la charrette et mieux encore dans le train. J’espère qu’on en aura un ce soir pour rejoindre Budapest. J’en ai plus qu’assez de ce pays…

Tout en parlant, il ôtait son épais manteau fourré et l’écharpe de soie qui lui entourait le cou…

— Tiens ! dit soudain Adalbert. Qu’est-ce que tu as là ? Tu t’es écorché ?

Aldo s’approcha du morceau de miroir censé permettre de se raser au voyageur assez imprudent pour s’arrêter dans cette auberge et considéra avec stupeur la petite blessure, rouge et boursouflée, qui marquait son cou. Le visage d’Adalbert, soudain pâli, s’inscrivit à côté avec le doigt qu’il avançait pour toucher. Un doigt qui tremblait.

— Juste au niveau de la veine jugulaire !… murmura-t-il d’une voix curieusement détimbrée.

Dans le morceau de glace leurs regards se rencontrèrent.

— Je crois qu’il est grand temps de partir, dit Aldo. Le plus tôt et le plus loin possible ! Ici on doit pouvoir devenir fou avec une grande facilité…

Et d’un geste vif, il enroula étroitement l’écharpe autour de son cou blessé. Une chance encore qu’aucun des naturels du pays n’ait vu cela !…

Troisième partie

LA GRANDE-DUCHESSE

CHAPITRE VIII

LE BAL DE LA SAINT-SYLVESTRE

Avec un vif soulagement et par l’Arlberg-Orient-Express, on rentra directement à Paris. Aldo ne voulait pas retourner à Venise sans Lisa et, en outre, il souhaitait consulter Mme de Sommières qui, en matière de Roumanie, était une autorité grâce aux relations épistolaires qu’elle entretenait toujours avec la reine Marie qu’elle avait connue en Angleterre à peu près au moment où cette petite-fille de la reine Victoria{6} épousait le roi Ferdinand. Grande voyageuse au demeurant, la marquise s’était rendue plusieurs fois, à l’invitation de la souveraine, à Bucarest ou à Sinaïa… Elle était donc toute indiquée pour aider son neveu à résoudre l’énigme posée par la « bienfaitrice » d’Ilona.

Tandis que le train roulait vers la capitale de sa seconde patrie, Morosini faisait des paris avec lui-même : l’Honorable Hilary Dawson allait-elle enfin consentir à lâcher les basques d’Adalbert auxquelles elle semblait se cramponner plus fermement que jamais ? Ce qui l’agaçait de prodigieuse façon, surtout quand l’Anglaise entraînait son ami dans le couloir des sleepings pour des apartés qui rien finissaient plus, alors qu’elle s’ingéniait à se trouver toujours en tiers quand Aldo tentait d’obtenir un instant de solitude à deux.

Le dernier soir, au wagon-restaurant, entre la sole Colbert et le filet de chevreuil Grand-Veneur, il mit autant dire les pieds dans le plat :

— Je suppose que tu ne feras que toucher terre à Paris ? fit-il en reposant le verre de chablis qu’il venait de vider.

Les sourcils d’Adalbert remontèrent jusqu’à sa mèche folle.

— Tu trouves que je n’ai pas été absent assez longtemps ? L’oiseau migrateur a grande envie de retrouver son nid douillet, ajouta-t-il avec un sourire à l’adresse d’Hilary qui lui faisait face.

— Tu sais bien que miss Dawson déteste voyager seule. Tu n’auras pas le cœur de la laisser franchir sans ton appui les flots hargneux de la Manche en hiver…

Hilary releva son joli nez, ce qui annonçait chez elle une poussée d’humeur combative :

— Qui vous a dit que j’étais désireuse de rentrer à Londres ?

— Ne l’étes-vous pas ? Je pensais que vous souhaitiez reprendre contact au plus vite avec le British Muséum ?