— Une Russe ? Et après la révolution d’Octobre ?…
— Certains, rares je veux bien l’admettre, ont réussi à conserver une fortune mais, en l’occurrence, cette grande-duchesse-là ne doit pas son titre à la famille impériale même si elle presque russe. Je dis presque parce qu’elle est géorgienne. Fedora Dadiani, qui descend des princes de Mingrélie, a épousé le grand-duc Karl-Albrecht de Hohenburg-Langenfels qui était beaucoup plus âgé qu’elle et qui l’a laissée veuve avec une fortune, des terres et quelques châteaux dont l’un particulièrement imposant…
Ressuscité, Aldo se frappa le front du plat de la main :
— Un de ces princes médiatisés dont l’Allemagne possédait une si belle collection ! Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? J’ai entendu parler de la grande-duchesse Fedora mais je ne l’ai jamais rencontrée et j’ignorais qu’elle fût collectionneuse de bijoux…
— Elle ne l’est pas vraiment elle a seulement une passion pour les émeraudes…
— … et elle n’a pas pu résister à celles que je cherche. Eh bien, Tante Amélie, je crois qu’en quelques minutes vous avez fait le tour de la question. Les « sorts sacrés » sont chez cette femme et il faut que je la trouve !
— C’est plus facile à dire qu’à faire : c’est une très jolie femme qui voyage beaucoup et qui collectionne les amants. À ce que l’on m’a dit, précisa la marquise. Plan-Crépin, je prendrais bien une tasse de café : ce garçon a tout bu !
— Connaissez-vous quelqu’un qui puisse m’introduire auprès d’elle ?
— Mon Dieu, non. En dehors de Marie de Roumanie qui ne l’aime guère et de Manfred-Auguste qui a été son amant et que j’ai seulement rencontré une fois, à Bucarest, je ne vois personne…
S’éleva alors la voix tranquille mais triomphante de Marie-Angéline qui était allée jusqu’à la porte transmettre l’ordre de la marquise :
— Après-demain, la princesse Murat donne, dans son hôtel de la rue de Monceau, une soirée au bénéfice du Comité de secours aux réfugiés russes… Elle y sera !
— Comment, diable, savez-vous ça ? exhala Aldo mais Mme de Sommières avait déjà la réponse :
— La messe de six heures à Saint-Augustin, bien entendu ! As-tu déjà oublié que Plan-Crépin y puise le plus clair de ses informations ? Mais, ajouta-t-elle en se tournant vers sa lectrice, comment pouvez-vous savoir qu’elle y sera, comme vous dites ?
— Oh, c’est un peu la vedette de la soirée. Surtout auprès des serviteurs : elle est tellement généreuse que c’est tout juste si la domesticité de la princesse Murat ne brûle pas de cierges quand elle arrive. Et puis outre le fait qu’elle est extrêmement décorative, sa présence rappelle le souvenir de feu la princesse Achille Murat qui était née Salomé Dadiani et reine de Mingrélie{7} dont elle était cousine. On aime assez à entretenir le souvenir des couronnes royales chez les Murat.
— Merci infiniment, Angélina ! s’écria Morosini qui se sentait revivre. Vous êtes vraiment la meilleure source d’informations que j’aie jamais rencontrée. Et… sauriez-vous, par hasard, comment je pourrais réussir, en quarante-huit heures, à me faire inviter dans une maison où je ne connais personne et surtout pas les maîtres de maison ? fit-il avec une pointe de taquinerie.
S’il pensait la prendre de court il se trompait. Marie-Angéline lui jeta un coup d’œil plein de défi :
— Non, fit-elle, mais je vais me renseigner !
Et elle se précipita hors de la chambre. Une heure plus tard elle était de retour porteuse d’une information que Morosini jugea intéressante : il y avait vente à l’hôtel Drouot cet après-midi-là. On y disperserait la bibliothèque d’un vieux général descendant d’un officier de la Grande Armée comportant des ouvrages ayant appartenu à Napoléon Ier et une collection de lettres de l’Empereur et de ses maréchaux patiemment réunie au long d’une vie. Le prince Murat étant couché avec la grippe, sa femme se rendrait à la vente avec sa secrétaire et sa sœur, la duchesse de Camastra.
Aldo était bien conscient qu’il y avait une marge sévère entre assister à une vente où il y aurait foule à quelques pas d’une dame et amener ladite dame à une invitation et il ne savait pas trop comment il allait s’y prendre mais pour atteindre la femme qui détenait les « sorts sacrés », et donc la vie de Lisa, il était prêt à n’importe quelle folie. Et puis il comptait un peu sur sa bonne étoile.
Elle était au rendez-vous car la première personne qu’il rencontra dans le vestibule du célèbre hôtel des ventes parisien fut son ami Gilles Vauxbrun, l’antiquaire de la place Vendôme, qui faillit lui rentrer dedans tant il était occupé à compulser un catalogue. Ce qui l’obligea à soulever les lourdes paupières lui conférant souvent un air endormi dont il jouait avec maestria :
— Comment ? C’est toi ? s’écria celui-ci en oubliant de contrôler le léger accent méridional qu’il maîtrisait si bien d’habitude. Tu es à Paris et tu ne m’as pas encore appelé ?
— Je viens d’arriver, mon bon ! J’ai débarqué de l’Arlberg-Express ce matin…
— Toujours en train de courir l’Europe derrière quelque bijou fabuleux ? Comment va ta femme ? J’espère qu’elle est avec toi et que je vais avoir le plaisir de lui être présenté ?
— Pas cette fois-ci. Lisa n’est pas avec moi…
Une fausse indignation fit frémir le grand nez de l’antiquaire qui le faisait ressembler à un Louis XI dodu habillé à Bond Street :
— Tu la laisses déjà à la maison alors que vous n’êtes mariés que depuis quelques mois ?
— Il le faut bien. Je me déplace souvent et Lisa, qui a déjà beaucoup voyagé, n’aime rien tant que Venise…
— Elle n’a pas tort mais toi tu es bien imprudent de la laisser seule : elle est ravissante.
— Je sais, fit d’un ton morne Aldo qui se découvrait une bien inopportune envie de pleurer. Heureusement, Vauxbrun lui demandait, sans souffler autrement, ce qu’il venait faire à Drouot alors qu’il n’y avait pas le moindre bijou inscrit au programme. Mais il n’eut pas le temps de répondre : l’antiquaire se détournait pour saluer, avec une élégance très Grand Siècle, deux dames de haute mine qui s’apprêtaient à pénétrer dans la salle près de laquelle on se tenait. Elles lui répondirent avec cette grâce souriante que l’on réserve à ceux que l’on apprécie et continuèrent leur chemin suivies des yeux par les deux hommes, surtout par Aldo à qui l’allure quasi royale d’une de ces deux femmes rappelait quelque chose. C’était une dame déjà âgée – la soixantaine fraîche – mais dont les magnifiques cheveux argentés, coiffés d’une toque de velours noir enveloppée d’une voilette, semblaient faits pour porter couronne :
— Qui sont-elles ? demanda-t-il.
— Tu ne le sais pas ? Je croyais que tu connaissais tout l’armorial européen sans compter le Gotha ? Il s’agit de S. A. la princesse Murat symbole à elle toute seule de la grandeur de l’Empire puisqu’elle est née Cécile Ney d’Elchingen. L’autre est sa sœur, la duchesse de Camastra, mais celle-là, au moins, tu devrais la connaître ? Les Camastra sont siciliens.
— Je ne sais pas si tu es au courant : entre Venise et la Sicile, il y a quelque distance. Mais tu me demandais à l’instant ce que je venais faire ici ? Eh bien, mon cher, je ne suis venu que dans l’espoir de rencontrer la princesse.
— Ah oui ? Et pourquoi ?
— Elle donne après-demain une soirée au bénéfice des réfugiés russes et je voudrais y assister…
— Tu as une telle passion pour les réfugiés russes ?
— Certains d’entre eux ont été de bons clients…