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On servait, en effet, des homards Thermidor et de nombreux valets s’activaient autour des tables. D’ailleurs le maître de maison, jugeant que le Vénitien accaparait un peu trop sa belle voisine, venait d’attirer son attention. Aldo en profita pour prendre deux ou trois respirations afin d’apaiser les battements de son cœur et tenter de mettre sur pied un plan d’attaque. Il en était à se demander si un cambriolage en règle ne serait pas la meilleure solution quand Fedora revint à lui :

— Vous avez raison. On ne peut pas parler ici et, d’autre part, je pars pour Langenfels demain matin afin de préparer le bal que je donne, traditionnellement, la dernière nuit de l’année. Vous y serez mon hôte à cette occasion et j’espère qu’ensuite vous me tiendrez compagnie durant quelques jours. Nous aurons alors tout le temps… de nous mieux connaître et de parler ! Viendrez-vous ?

Sa main effleura celle d’Aldo cependant que sa voix se faisait plus chaude et plus intime. Morosini se rappela alors les nombreux amants que l’on prêtait à cette sirène et pensa, avec un rien d’accablement, qu’il allait lui falloir encore payer de sa personne, mais la chance qui s’offrait à lui était trop belle pour la repousser. Il serait temps d’aviser quand il serait dans la place…

— Avec une joie infinie ! murmura-t-il avec son sourire le plus ravageur. Votre invitation m’enchante d’autant plus que je dois me rendre à Vienne par la suite. À ce propos… puis-je me permettre d’amener mon… secrétaire ? ajouta-t-il après une imperceptible hésitation sur le poste qu’il allait offrir à Adalbert dont la présence… et les talents bien particuliers lui semblaient tout à fait indispensables.

— Bien sûr ! Qu’est-ce qu’un secrétaire ? fit la grande-duchesse en balayant l’objet d’un geste désinvolte. Le château est immense et il y aura d’ailleurs d’autres invités. Mais eux ne resteront pas…

Il fallut abandonner cet intéressant aparté. L’autre voisine d’Aldo, une comtesse russe appartenant au Comité de secours, se manifestait en lui demandant quel temps il faisait à Venise. Il lui répondit avec toute l’amabilité d’un homme à qui tous les espoirs sont permis.

Le lendemain matin, il se précipitait chez Adalbert afin d’être bien sûr qu’il ne serait pas en train de courir les magasins ou de prendre le thé avec son Anglaise. En effet, il tomba au milieu de son petit déjeuner après qu’un Théobald à la mine découragée l’eut introduit. L’air pensif et la mèche plus rebelle que jamais, Adalbert trempait distraitement un croissant dans un bol de café au lait. Il n’avait pas dû beaucoup dormir car sa chambre empestait le tabac au point qu’Aldo jugea utile d’ouvrir une fenêtre avant de lâcher, d’un bloc, le paquet de nouvelles qu’il apportait. Adalbert l’écouta avec un doux sourire et articula enfin :

— Moi aussi, j’ai une grande nouvelle je suis fiancé ! Hilary et moi nous marierons au printemps.

— Mes félicitations ! C’est pour ça, j’imagine, que ce pauvre Théobald a la tête à l’envers ?

— Bah, il s’y fera ! Hilary est tellement adorable !

— Ce n’est pas l’effet qu’elle me fait mais ce que j’ai besoin de savoir maintenant, c’est si je peux compter sur toi ?

— Pour être ton secrétaire à la fin de l’année chez la grande-duchesse ? Bien sûr ! Ça tombe d’autant mieux que, du coup, je vais pouvoir accompagner Hilary en Angleterre pour fêter Christmas avec elle et sa famille. Elle veut me présenter. C’est bien naturel…

— Tout à fait ! Eh bien, mes vœux t’accompagnent… mais arrange-toi pour être sur le quai de la gare de l’Est au jour et à l’heure que je te ferai savoir ! Tâche de te souvenir, au milieu de ton paradis britannique, que je me bats pour la vie de ma femme à moi !

Et il partit en claquant la porte, plus furieux qu’il ne l’aurait cru et d’autant plus qu’il se savait injuste et même cruel. Adalbert avait bien le droit d’être heureux et, en outre, il savait quelle tendresse il portait à Lisa, une tendresse qui l’avait parfois agacé. Il se sentit si mal, même, qu’il faillit revenir sur ses pas pour se faire pardonner ses dernières paroles mais l’orgueil le retint. Et aussi une certaine lassitude. L’amour, il le savait, pouvait briser n’importe quoi, même une belle amitié. Peut-être fallait-il qu’il se fasse à l’idée de perdre Adalbert ?…

Pourtant, au jour et à l’heure indiqués, celui-ci arpentait le quai de la gare d’un pas solide, une serviette de cuir à la main et vêtu avec toute la discrétion qui convient au secrétaire d’un personnage illustre, mais Aldo ne se méprit pas sur l’air de componction avec lequel il accueillit son « patron » lorsque celui-ci fit son apparition : Adalbert n’avait pas digéré sa « sortie » meurtrière de l’autre jour. Qu’il n’avait cessé de regretter d’ailleurs. Aussi sans se soucier des autres voyageurs qui encombraient le quai et que la nuit d’hiver changeait en silhouettes imprécises, il l’empoigna aux épaules et l’embrassa :

— Pardonne-moi ! dit-il, je ne savais plus bien ce que je disais.

— Oh, c’est oublié. Moi aussi, j’ai à m’excuser de t’avoir laissé supposer que je ne pensais plus à Lisa et à ce que tu endures… À présent, il faut établir notre plan de bataille…

— Je ne demande que ça… À propos, Hilary va bien ?

Adalbert éclata de rire :

— Hilary à propos d’un plan de bataille ? Tu ne désarmes pas, on dirait ?… Rassure-toi, tu ne vas pas la voir surgir du train : elle a consenti à rester chez elle… Ah, pendant que j’y pense : quel est mon nouvel état civil ? Tu m’as fait faire un faux passeport ou quoi ?

— Inutile. Le tien ira très bien mais pour la grande-duchesse tu t’appelleras Albert Vidal, tout simplement. Montons, il fait un froid de loup !

Le train allait partir. Un haut-parleur invitait les voyageurs à prendre leurs places. Les deux hommes rejoignirent le contrôleur qui leur indiqua le compartiment qu’ils allaient partager pour ce voyage jusqu’à Bregenz d’où un petit train les conduirait à Langenfels, capitale du grand-duché de Hohenburg. Un moment plus tard, alors que le long convoi s’ébranlait en crachant des jets de vapeur, Aldo et Adalbert, installés dans leur étroit compartiment d’acajou, de cuivre et de velours, se réchauffaient à la chaleur de leur amitié intacte. Morosini goûtant avec intensité le confort de pouvoir parler tranquillement sans que le joli minois et les yeux fureteurs de l’Honorable Hilary Dawson s’interposent. C’était la première fois depuis longtemps et il en était d’autant plus heureux qu’il avait l’impression qu’Adalbert éprouvait le même sentiment mais il se garda bien de creuser la question.

Coincé entre la Bavière et l’Autriche, résolument montagnard, le grand-duché de Hohenburg-Langenfels n’existait plus en tant qu’entité politique. Jusqu’à la guerre, son souverain était l’un de ces nombreux princes médiatisés réunis dans l’énorme empire allemand dont la Prusse militariste de Bismarck avait fait son affaire mais, protégé par les solides remparts des Alpes, il n’en avait pas souffert et ne souffrait toujours pas d’appartenir maintenant à une république chancelante. La fortune grand-ducale, en tout cas, était intacte et la belle Fedora, devenue simple châtelaine, n’en conservait pas moins la propriété de ses terres.

En débarquant dans la petite gare de Langenfels, Morosini et Vidal-Pellicorne eurent l’agréable impression que rien n’avait changé. Posée sur son tapis de neige, la petite ville offrait une image parfaite de conte de Noël avec ses maisons anciennes aux couleurs tendres ornées de fresques aux sujets religieux ou champêtres, ses balcons de bois ajourés et coloriés et ses grands toits recouverts d’un épais tapis blanc. En outre, la puissante Rolls-Royce aux portières armoriées qui attendait les voyageurs datait d’avant le conflit mais elle étincelait de bonne santé cependant que chauffeur et valet de pied en impeccable livrée anthracite étaient dignes en tout point d’une cour royale…