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Le soleil orangé de la fin du jour teintait la neige et illuminait le paysage que l’on découvrit sitôt franchie une porte médiévale surmontée d’une tour carrée et qui formait un écrin magnifique au puissant château hérissé de tours, de toits et de clochers couronnant superbement une colline rocheuse sur fond de montagnes enneigées…

— Encore un château féodal ! gémit Adalbert qui avait sur le cœur celui de la « comtesse » Ilona. C’est plein de courants d’air et de cheminées énormes qui tirent mal. Un vrai calvaire quand il fait froid !

— Tu es devenu bien douillet en Angleterre. Les petits feux de tourbe n’y sont pourtant pas très réchauffants ?

— Tout dépend de la façon de s’en servir. Souviens-toi de notre petite maison à Chelsea : on y était très bien… Ça, c’est une vraie forteresse.

Aldo nota qu’il ne faisait aucune référence au château de son futur beau-père mais, prêt à jurer qu’il était vieux de plusieurs siècles, il garda ses réflexions pour lui, se contentant de faire observer que vu les dimensions de Hohenburg et les toits que l’on apercevait au-dessus des murailles, il y avait une chance pour qu’il eût des appartements confortables. Ce qui se révéla l’exacte vérité.

Après avoir gravi la longue rampe d’accès, protégée d’une muraille crénelée qui tournait autour du piton rocheux, on pénétra dans la cour d’honneur entourée sur trois côtés d’arcades basses sous lesquelles se voyaient encore d’énormes et anciens tonneaux destinés à recueillir l’eau de pluie en cas de siège. Le quatrième côté était occupé par un admirable logis Renaissance dont les multiples fenêtres sculptées dans le mode italien reflétaient glorieusement l’incendie d’un superbe soleil couchant. Une sorte de portail en chêne brun aux sculptures relevées d’or surmonté des grandes armes des Hohenburg-Langenfels et d’une statue équestre dans une niche de pierre y donnait accès. Au bruit de la voiture un maître d’hôtel et quatre valets en costumes traditionnels firent leur apparition. Le premier guida les voyageurs à l’intérieur d’un vaste hall embaumé par les senteurs d’un immense sapin décoré puis vers un grand escalier en leur souhaitant la bienvenue, tandis que les seconds s’emparaient des bagages mais Adalbert avait déjà retrouvé le sourire en constatant qu’une douce chaleur régnait dans la demeure.

— Nous avons, bien sûr, gardé les cheminées, expliquait le majordome, mais Son Altesse a fait installer le chauffage central. Elle est extrêmement frileuse.

— Qu’elle en soit bénie ! remarqua Morosini. Mon secrétaire craint fort les courants d’air.

— Il est malheureusement difficile de les éviter dans une aussi vaste demeure. Nous avons une centaine de chambres et d’appartements.

— Aurons-nous… aurai-je le privilège de saluer Son Altesse avant le dîner ? demanda Aldo.

— Non. Son Altesse se repose jusqu’à l’heure du bal. Il n’y aura d’ailleurs pas de dîner mais un souper à minuit. Votre Excellence comme les autres invités sera servie dans son appartement à huit heures. À présent, je prie Votre Excellence de m’excuser mais d’autres visiteurs nous arrivent et je dois les recevoir…

En effet deux autres voitures ajoutaient, dans la cour, leurs traces à celles qui les avaient précédées et, pendant plus d’une heure, les arrivées se succédèrent pendant que les deux amis s’installaient. Avec son grand lit à colonnes tendu de brocart mais équipé de matelas et d’oreiller moelleux, ses tapis épais et sa cheminée flambante, la chambre d’Aldo était somptueuse et confortable, tout juste un peu plus que celle, contiguë, attribuée au « secrétaire » qui devait se contenter d’un lit à chevet de chêne peint de fleurs anciennes.

— Je voudrais bien visiter la maison, fit Adalbert en mirant aux flammes un verre de vieux cognac contenu dans l’un des flacons de cristal d’un cabinet florentin dont les portes ouvertes sollicitaient une visite. Ne fût-ce que pour savoir si nous sommes loin des appartements de notre hôtesse. Et puis pour ce que nous souhaitons faire ici, il est bon de reconnaître le terrain.

— Personne n’a dit que nous devions rester enfermés. Va faire un tour. Moi, je reste. Si on te demande quelque chose, tu pourras toujours dire que tu cherches de l’aspirine pour ton bon maître. Quelque chose me dit que je vais en avoir besoin.

— Et quoi encore ? Je ne suis pas ton valet. Je dirai que je cherche la bibliothèque : c’est beaucoup plus élégant !

Il ne fut pas longtemps absent : à peine une dizaine de minutes au bout desquelles il reparut l’air mi-figue mi-raisin :

— Il y a un monde fou là-dedans. Et rien que des Allemands et des Autrichiens. C’est un va-et-vient de domestiques, de bagages, de femmes de chambre portant comme le saint-sacrement des robes du soir fraîchement repassées et tous ces gens-là ont l’air de se connaître…

— C’est assez naturel. Si le bal de ce soir est une tradition, comme elle l’a dit, sans doute Fedora reçoit-elle toujours un peu les mêmes gens : la noblesse bavaroise, autrichienne. Tu as pu repérer ses appartements ?

— Oui. Nous occupons une position privilégiée puisque nous n’en sommes séparés que par les appartements du défunt grand-duc Karl-Albert. Un domestique m’a renseigné mais ensuite je suis tombé sur un certain baron von Taffelberg qui m’a l’air de jouer ici le rôle, sinon de maître de maison, tout au moins de maître des cérémonies. Il m’a « aimablement » fait comprendre que l’heure était mal choisie pour errer dans les couloirs et qu’on souhaitait que les invités restent bien sagement chez eux en attendant l’heure de faire leur apparition.

— À quoi ressemble-t-il ?

— À un « Junker » prussien. Une gueule en ciment armé, glabre, l’œil bleu délavé sous un monocle qui lui remonte le sourcil au milieu du front, raide comme une planche au point qu’on peut supposer qu’il porte un corset. Il m’a regardé avec autant d’affection que si j’étais une vieille croûte de pain oubliée derrière une malle. Réfrigérant, quoi !

— Serait-il le dragon qui veille sur le trésor ?

— Si tu veux mon avis, il en a tout l’air. Quand je l’ai quitté, il entrait chez la grande-duchesse… disons… en habitué ! Si cette belle dame songe à entamer une romance avec toi, il faudra s’en méfier. Son prénom doit être Othello.

— Mais je n’ai pas l’intention d’exciter sa jalousie, ni d’entamer la moindre romance. L’important était de pénétrer ici. J’espère réussir à effrayer suffisamment notre hôtesse pour qu’elle me vende les pierres. Sinon… les grands moyens !

— On joue les Arsène Lupin ?

— Exactement. Cela ne te fait pas peur, je pense ? Et grâce à Dieu, la frontière autrichienne est à deux pas : il suffit d’atteindre cette croupe boisée, ajouta-t-il en désignant un point dans le vaste paysage étalé sous leurs fenêtres. L’important…

Un coup discret frappé à la porte l’interrompit. Une jeune femme blonde, vêtue avec une élégante sobriété d’une longue robe de velours gris clair gansée de satin blanc, deux rangs de perles autour du cou, trois autour des poignets, franchit le seuil et sourit. Elle était jolie et son sourire était charmant quoique un peu triste :

— Le prince Morosini, je présume ?

— Pour vous servir, madame…

— Mademoiselle. Je suis Hilda von Winkleried, la dame d’honneur de Son Altesse. Elle aurait souhaité vous accueillir elle-même mais il était difficile de faire une exception étant donné le nombre et la qualité des invités. Cependant, tout le monde étant… « casé » à cette heure, elle désire vous parler. Voulez-vous me suivre ?