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— Avec plaisir…

C’était inespéré, néanmoins Aldo se garda de montrer trop d’empressement et suivit son guide sans rien changer à son allure nonchalante. Cependant il ne put retenir un tressaillement de surprise en découvrant le cadre de la grande-duchesse : l’impression de se trouver transporté au Kremlin au temps d’Ivan le Terrible ! Des plafonds voûtés peints de couleurs vives et d’or masquaient les caissons d’origine, caprice sans doute d’une nostalgique de son enfance princière, des fenêtres cachées par de lourds rideaux surbrodés – la hauteur des voûtes devait leur laisser juste la place –, un sol couvert de tapis, un luxe quasi barbare de tables basses incrustées de pierres semi-précieuses, de fauteuils ressemblant à des trônes byzantins, de candélabres de bronze chargés de bougies allumées car l’électricité, qui équipait cependant le château, était proscrite de cet appartement au bénéfice d’une forêt de cierges et de chandelles brûlant un peu partout mais surtout devant des icônes, sur lesquelles l’or et l’argent laissaient juste la place des visages et des mains. Il régnait dans les deux pièces que l’on traversa une chaleur de four rendue presque étouffante par la fumée légère s’élevant de grands brûle-parfums de bronze posés à même le sol et où se consumait un mélange d’encens et d’autres senteurs que le nez, cependant sensible de Morosini, ne réussit pas à démêler. Il oublia d’ailleurs tout cela en pénétrant dans la chambre où Fedora, assise devant un haut miroir, se faisait coiffer : l’impression d’entrer dans le sanctuaire d’une tsarine qui serait en même temps la caverne d’Ali Baba ! Il y avait un peu partout des pierreries, montées ou non, dans des coupes, des vasques, des coffrets ouverts, et des colliers d’améthystes de l’Oural ou de turquoises pendaient négligemment accrochés à des chandeliers, mais sur les deux meubles bas placés de chaque côté du miroir il n’y avait que des émeraudes : en bagues, en colliers, en bracelets avec ou sans diamants. L’œil ébloui mais cependant perçant de l’expert eut cependant vite fait de repérer les « sorts sacrés », posés simplement au milieu des autres.

— Comme je suis heureuse de vous voir, prince ! fit la voix chantante qu’un léger voile assourdissait. Je craignais tant qu’un obstacle quelconque ne vous ait retenu ! ajouta-t-elle en tendant vers lui une main diaphane et nue sur laquelle il s’inclina surpris de la sentir presque froide.

— Aucun obstacle n’aurait pu me retenir, madame, fit-il sans grand effort d’imagination.

Ce qu’elle souligna aussitôt en riant :

— La courtoisie ne vous permettait pas de dire autre chose. Comment trouvez-vous mon antre ?

— Stupéfiant… et un peu magique. En parfait accord avec vous-même.

C’était l’expression même de sa pensée. En dépit du long peignoir de linon et de dentelles mousseuses qui l’enveloppait et s’étalait autour d’elle, Fedora était fascinante et accaparait la lumière sans autre reflet que la masse brillante de ses cheveux dont un coiffeur apparemment sourd et aveugle était en train de composer un somptueux chignon destiné à supporter la tiare d’émeraudes et de diamants posée près d’elle sur un coussin. En outre, elle lui parut plus pâle encore que lors de leur première rencontre en dépit de la tendre lumière des petites flammes qui habitaient sa chambre…

— Votre Altesse se sent-elle bien ? n’hésita-t-il pas à demander. Elle me semble un peu pâle…

— Je ne suis jamais très colorée mais il est vrai que, ce soir, je suis un peu lasse. Puis-je vous demander un instant, cher ami ? ajouta-t-elle en réponse à quelques grognements intraduisibles de son coiffeur. Il paraît que je bouge trop…

Elle reprit sa pose hiératique tandis que Morosini continuait à s’intéresser au décor et s’approchait du petit oratoire aménagé dans un coin de la chambre et dont la pièce principale était une admirable icône de la Vierge qu’il identifia aussitôt :

— J’aurais cru que cette icône d’Andreï Roublev faisait partie de celles peintes par l’artiste pour le couvent de la Trinité-Saint-Serge ?

Un petit cri de douleur lui répondit : dans sa surprise Son Altesse avait tourné la tête trop brusquement :

— Comment pouvez-vous savoir cela ?

— Avant la guerre je suis allé en Russie et je l’y ai vue. Le couvent a-t-il été détruit par la révolution d’Octobre ?

— Non. Celle-ci est la sœur de celle que vous avez vue. Le peintre en a fait une seconde pour l’un de mes ancêtres. Elle est depuis toujours le précieux trésor de ma famille.

— Puisse-t-elle continuer à vous protéger longtemps ! fit-il gentiment. Elle est… merveilleuse !

— Soyez béni pour cette bonne pensée…

La coiffure était achevée. Le précieux diadème composé de longues pointes alternant diamants et émeraudes étincelait à présent sur la tête de la jeune femme qui renvoya d’un geste son serviteur. Sa suivante allait se retirer elle aussi mais Fedora la retint :

— Reste, Hilda ! Je n’ai pas de secrets pour toi… J’avais espéré, ajouta-t-elle en se tournant vers Aldo, que nous pourrions parler… longuement après le départ de mes autres invités mais… je ne suis pas certaine d’en avoir le temps… Il se peut que l’on m’appelle… ailleurs. À moins que vous n’ayez très faim, pouvons-nous causer maintenant ?

— Je n’ai pas faim, madame, fit Morosini ravi par la perspective de repartir bientôt.

Apparemment, la belle dame renonçait à faire de lui son amant et c’était une excellente nouvelle. Seulement, il allait falloir jouer serré.

— Merci…

Elle quitta son siège et vint s’asseoir sur le pied du vaste lit couvert de fourrures et de brocart doré mais, en passant, elle avait pris les bijoux qui intéressaient tant Morosini :

— Venez vous asseoir près de moi… Et apprenez-moi pourquoi l’autre soir, à Paris, vous avez dit que vous donneriez tout ce que vous possédez au monde pour vous les procurer ?

Il n’hésita qu’à peine. Ce n’était plus l’heure d’inventer une fable quelconque. Et puis, le beau regard attentif de cette femme lui inspirait confiance. En abrégeant le plus possible, il raconta son aventure de la piscine de Siloé et ce qui s’était ensuivi. Surtout, il omit de retracer la légende donnant aux « sorts sacrés » une origine divine. La grande-duchesse possédait sans doute cette foi quelque peu superstitieuse des Slaves. Si elle apprenait qu’ils venaient de Jéhovah lui-même, elle s’y accrocherait comme s’accroche à une branche quelqu’un en train de se noyer. Aussi ne manqua-t-il pas d’en souligner la malfaisance.

— Vous aimez votre femme ? demanda-t-elle quand il se tut.

— Plus que tout au monde, madame. Si je la perds, il ne me reste rien…

— Et… vous ne l’avez jamais trompée, bien sûr !

La réponse vint immédiate, sincère car, pour Aldo, ce qui s’était passé avec Salomé ne constituait pas une atteinte à son serment : il avait payé un renseignement, voilà tout.

— Non.

— Pourtant…

Fedora suspendit sa phrase, fermant à demi ses yeux qui ne laissèrent plus voir qu’une étroit reflet vert. Elle sourit, puis reprit :

— … pourtant vous saviez parfaitement, en acceptant mon invitation, ce que j’attendais de vous ? Vrai ou pas ?

— Vrai. J’ai assez vécu pour entendre ce que l’on ne dit pas. Votre Altesse… voulait m’honorer de façon… toute particulière.

— Foin de tous ces mots alambiqués ! Mon altesse voulait coucher avec toi, petit frère ! s’écria-t-elle. Et tu étais d’accord, non ?

— Non. Pardonnez-moi, madame, ajouta-t-il pour corriger la brutalité du mot. Vous êtes sans doute l’une des plus belles créatures de Dieu mais j’espérais être assez habile pour vous amener à me vendre ces pierres. Dans mon esprit il ne pouvait s’agir que d’une transaction commerciale…