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— Tu crois qu’il lui arrive d’aller dormir ? chuchota Adalbert.

— Je ne suis même pas certain qu’il en ait besoin. Il a l’air fait d’une autre matière que le commun des mortels, mais…

Morosini suspendit sa phrase. Son attention venait de se fixer sur un petit homme chauve, vêtu d’une confortable pelisse gris anthracite qui passait dans la grande flaque de lumière jaune générée par les cierges. Des gens à la mine cossue il y en avait quelques-uns au milieu des paysans et celui-là n’avait rien de particulièrement remarquable, si ce n’est un nez en pomme de terre, un nez boursouflé et piqueté d’amateur de trop bonne chère. Du menton, Aldo le désigna à son ami qui s’étonnait de l’interruption de sa phrase :

— Ce type ! Tu ne te souviens pas de l’avoir déjà vu quelque part ?

— Peut-être oui… mais où ?

— Il est descendu du train avec nous à Bregenz et je l’ai vu dans celui qui nous menait ici…

— Et alors ? Il ne devait pas être le seul. Un indigène venu passer dans sa famille les fêtes de fin d’année, ou seulement de retour chez lui après un voyage. Dans l’un ou l’autre cas, qu’il vienne s’incliner devant la dépouille mortelle de son ancienne souveraine me paraît on ne peut plus normal.

— Tu as sans doute raison, soupira Morosini. Je commence à voir des ennemis partout…

Pourtant il ne put s’empêcher d’observer l’homme avec une attention accrue. Il le vit s’arrêter assez longuement devant le corps, les mains jointes comme s’il priait, puis esquisser un signe de croix et passer son chemin comme à regret quand on lui fit comprendre qu’il fallait laisser la place à d’autres. Morosini songea à le suivre mais il aperçut tout à coup Mlle von Winkleried qui, du fond de la salle, lui faisait signe et il la rejoignit.

— Vous avez l’intention de vous rendre à Lugano n’est-ce pas ?

— En effet. Si l’on veut éviter un drame la première chose est de prévenir. Nous comptions partir dès la fin de la cérémonie.

— Trouvez un prétexte mais partez aujourd’hui. Vous avez un train pour Bregenz dans deux heures… D’abord les funérailles ont été avancées de vingt-quatre heures elles auront lieu demain et, ensuite, Fritz emportera le corps la nuit suivante. Si l’on compte que vous pouvez manquer une correspondance ou ne pas trouver tout de suite le comte Manfredi, le délai pourrait être trop court…

— Vous êtes la sagesse même ! Pouvez-vous m’aider à invoquer un télégramme venu de Venise ?

— Sans aucun doute, mais soyez sûr que personne ne vous demandera de preuves : le nouveau grand-duc vous déteste et Taffelberg plus encore. Ils seront ravis de vous voir partir.

— Je ne les regretterai guère mais merci de m’avoir prévenu !

Une heure et demie plus tard, après des adieux protocolaires accueillis avec une visible satisfaction, Aldo et son « secrétaire » quittaient Hohenburg dans la voiture qui les avait amenés et qui les déposa à la gare où le petit train qui n’allait pas au-delà de Langenfels les emmena à Bregenz. Ils y passèrent la nuit avant de tracer leur chemin vers la capitale du Tessin à travers le lacis touffu des chemins de fer suisses.

Le lendemain, tandis que les derniers visiteurs allaient quitter le château avant que l’on procède, dans l’intimité, à la mise en bière de la grande-duchesse, un petit homme chauve, vêtu d’une pelisse gris foncé et dont la physionomie aurait été celle de Monsieur Tout-le-monde sans un nez turgescent, demanda à parler à la suivante de la princesse morte. Un petit homme qui semblait extrêmement ému et qui, mis en présence de la jeune fille, se confondit en excuses désolées :

— On me dit, mademoiselle, que le prince Morosini a quitté ce château hier soir. Sauriez-vous me dire où il est allé ? C’est une catastrophe si je ne le rejoins pas au plus vite !

— Qui êtes vous, monsieur ?

— Oh, veuillez me pardonnez si je ne me suis pas présenté mais je suis tellement bouleversé : je suis son cousin, Domenico Pancaldi. Il faut à tout prix qu’il rentre à Venise le plus tôt possible !

— Que s’est-il passé ?

— Oh ! un drame, mademoiselle, un drame affreux ! Son fondé de pouvoir a été assassiné au cours d’un cambriolage particulièrement audacieux. Il faut que je le ramène très vite !

— Mais, puisque vous le saviez ici pourquoi n’avoir pas téléphoné au lieu de faire le voyage ? C’eût été plus rapide.

— Mais votre téléphone ne marche pas. Il est en panne depuis deux jours. Alors j’ai sauté dans le premier train et me voilà. Où est-il, mademoiselle ? Je vous en supplie ! Dites-le-moi !

Il était au bord des larmes et Hilda savait qu’en effet, la ligne reliant Hohenburg-Langenfels au reste du monde avait subi une avarie…

— Qu’est-ce qui vous fait croire que je le sais ?…

— Le fait que vous êtes amis. Du moins d’après le domestique qui m’a renseigné. Alors, je vous en conjure, si vous êtes une amie, dites-moi où je peux le joindre. À Venise la police est méfiante et sévère. Elle le cherche déjà et si on ne le retrouve pas, je n’ose même pas penser à ce qui pourrait se passer. Alors, pitié ! Où est-il ?

— Il avait une affaire à traiter à Lugano. Je pense que vous le trouverez là-bas…

Elle crut qu’il allait tomber à ses pieds :

— Ah merci !… Merci de tout mon cœur, mademoiselle ! Morosini vous remerciera lui aussi pour ce que vous venez de faire ! Vous le sauvez, tout simplement !… Vous êtes vraiment une amie !… je file prendre le train. De Bregenz j’essaierai déjà d’appeler les différents hôtels…

— C’est la meilleure solution. Bon voyage, monsieur !

Revenu à l’air libre, le faux Domenico Pancaldi qui s’appelait en réalité Alfred Ollard, sujet en partie presque égale de S. M. britannique George V et de S. M. italienne Victor-Emmanuel III, s’accorda une longue respiration de cet air des Alpes un peu frais mais tellement vivifiant. Tout s’était admirablement passé grâce à son « extraordinaire » talent de comédien et à cette bienheureuse faculté de pleurer à volonté qu’une nature, avare sur d’autres plans, lui avait concédée à titre de consolation. D’ailleurs il n’aimait rien tant que jouer la comédie et celle qu’il venait de monter pour la jeune Winkleried l’emplissait d’aise. Il regrettait seulement qu’aucun public n’eût été là pour l’apprécier : ceux qui l’employaient auraient pu découvrir de quel artiste exceptionnel ils s’étaient assuré le concours.

Seulement l’autosatisfaction s’effaça bientôt devant le problème qui se posait à lui : qu’est-ce que Morosini et son archéologue préféré pouvaient bien aller faire à Lugano alors que les émeraudes – il venait d’en avoir la confirmation – pendaient toujours aux oreilles d’une grande-duchesse allemande dont on venait tout juste de fermer le cercueil ? Aussitôt une nouvelle question se présenta à son esprit accompagnée d’une soudaine et horrible angoisse : et si les pierres étaient fausses ? À la limite ce serait logique : enfermer pour l’éternité au fond d’un caveau des bijoux aussi somptueux tenait de la démence même si l’intervention des pilleurs de tombe n’était pas à craindre : qui serait assez fou pour aller forcer une sépulture triplement gardée par les portes d’une crypte, celles d’une chapelle et enfin les défenses, médiévales sans doute mais combien efficaces, de Hohenburg ? Alors on pouvait penser que ce diable de prince expert en joyaux anciens avait pu réussir à en faire une copie, mais quand et où ? Depuis leur départ de Jérusalem lui et son complice avaient été suivis, surveillés continuellement au moyen de relais astucieusement disposés. Pendant son séjour à Paris au moment des fêtes de Noël ? Mais il n’avait rien approché qui ressemblât à un joaillier ou même à un ouvrier en chambre. Même chose en Angleterre pour Vidal-Pellicorne. Alors ?