En arrivant à la villa Clementina, il ralentit et s’arrêta : la grille d’entrée était grande ouverte mais la maison obscure, ce qui était tout à fait anormal. En admettant que Manfredi se soit absenté, ce qui était impensable puisqu’il attendait Taffelberg ! Guidé par son instinct, Aldo se garda de franchir l’élégant ouvrage de fer forgé, rangea sa voiture sur le bas-côté de la route à l’abri d’un jardin voisin, en sortit, enfonça sa casquette sur sa tête et resserra la ceinture de son Burberry’s après s’être assuré que son revolver – il s’en était procuré un à Paris – n’avait pas glissé de sa poche. Ensuite il s’engagea dans la grande allée qui contournait la villa.
Lorsque qu’il arriva de l’autre côté, là où les jardins s’étageaient harmonieusement à flanc de montagne autour de trois bassins superposés, il vit qu’il y avait un peu de lumière à une fenêtre du rez-de-chaussée. En outre, son regard accoutumé à l’obscurité remarqua dans le sable des traces annonçant qu’un véhicule lourd s’y était arrêté, mais il ne s’attarda pas à les suivre. Tout cela lui semblant plutôt suspect, il s’avança sans bruit vers la maison, escalada les trois marches sur lesquelles donnaient les portes-fenêtres du vestibule, ouvrit sans difficulté celle du centre et obliqua vers la droite où un rai de lumière glissait sous une porte. Instinctivement, il chercha l’arme sans sa poche, la tint fermement en main et entra dans une sorte d’office habillé de hautes armoires anciennes et de vitrines ou s’étageaient pièces d’argenterie et de verrerie mais il n’y avait personne. À voix contenue il appela alors :
— Manfredi !… Vous êtes là !
Une sorte de gémissement lui répondit, tel que peut en produire une bouche bâillonnée. Se guidant au son, il passa dans la pièce voisine, qui, elle, était obscure, tourna le commutateur et découvrit un étrange spectacle : alignés le dos aux planches d’un fruitier, il y avait là les trois serviteurs du comte – son valet, la camériste de sa femme et la cuisinière ficelés comme des saucissons et bâillonnés. Trois paires d’yeux se levaient sur lui habités d’une supplication pleine d’espoir :
— Eh bien, on dirait qu’il s’est passé quelque chose ici ! fit-il d’un ton volontairement rassurant.
En même temps il libérait d’abord la bouche de l’homme et coupait ses liens avant de s’occuper des deux femmes qui d’ailleurs eurent le bon esprit de garder un silence encore apeuré, laissant le vieux valet s’expliquer :
— Ah, Excellence, c’est le Ciel qui vous envoie ! Depuis des heures, nous vivons un cauchemar…
— Où est le comte ?
— Là-haut, à la chapelle. Ces hommes sont arrivés à la nuit…
— Combien sont-ils ?
— Deux mais bien armés. Le chef a d’abord demandé à parler à Monsieur le comte et je l’ai introduit. Pendant ce temps-là, son compagnon, un colosse, nous a réduits à l’impuissance l’un après l’autre. Je me suis laissé surprendre. Pourtant Monsieur le comte m’avait prévenu qu’il attendait une visite… désagréable et…
— La suite, la suite !
— Je n’ai rien vu mais j’ai entendu mon maître protester contre la violence dont il était l’objet. Ils l’ont embarqué dans le fourgon qui les avait amenés et j’ai entendu le chef qui disait : « Que cela vous plaise ou non, ce sera comme cela et pas autrement et estimez-vous heureux d’avoir une chapelle, sinon je l’enterrais devant votre maison, en plein milieu ! »… Et puis ils sont partis et je ne sais rien de plus !…
— Eh bien, mettez un manteau de pluie et conduisez-moi là-haut. Le plus discrètement possible. Ah j’oubliais : prenez une arme !…
— Nous n’en avons pas.
— Quoi ? Une grande baraque comme celle-ci, une collection de bijoux et pas d’armes ?
— Monsieur le comte les a en horreur depuis la guerre et Madame la comtesse plus encore. Mais nous avons un magnifique coffre-fort pour les collections… !
Morosini pensa que c’était bien la première fois qu’il rencontrait un collectionneur pourvu d’états d’âme concernant les moyens de défense de ses trésors. La plupart de ses confrères auraient plutôt tendance à en rajouter et il connaissait certaines demeures plus difficiles à attaquer qu’un croiseur-cuirassé… Cependant la cuisinière sortait de l’espèce de léthargie où l’avait plongée l’expérience qu’elle venait de vivre :
— Je préviens la police, dit-elle en se dirigeant vers le vestibule, mais Morosini l’arrêta :
— N’en faites rien ! Pour le moment, tout au moins mais… avez-vous une lampe électrique ?
— Oui, dans le tiroir de la cuisine.
— Alors, restez près de la fenêtre d’où l’on peut voir le mieux les abords de la chapelle…
— Celle de la bibliothèque à l’autre bout de la villa.
— Bien. Allez vous y poster et donnez la lampe à…
— Giuseppe, Excellence ! intervint l’intéressé.
— À Giuseppe ! Si vous voyez la lampe s’allumer et s’éteindre trois fois vous pourrez appeler la police. Pas avant. C’est compris ?
— C’est compris !
Morosini et son guide muni d’une sorte de gourdin s’engageaient silencieusement dans le chemin, sous de grands arbres, qui contournait les terrasses et où le fourgon avait imprimé une double trace. Bientôt ils aperçurent la chapelle qui ressemblait à un temple grec en réduction. Le fourgon était garé devant les cinq colonnes doriques abritées sous le fronton triangulaire de la façade. Ses portières arrière ouvertes et éclairées faiblement par la lumière de l’intérieur du monument montraient qu’il était vide.
Faisant signe à Giuseppe de rester derrière lui, Morosini s’approcha sans faire le moindre bruit du petit portail et jeta un coup d’œil, découvrant sans surprise un spectacle auquel il s’attendait… Entièrement vêtu de cuir noir comme un motocycliste, Taffelberg tenait sous la menace de son revolver un Alberto Manfredi assis sur un prie-Dieu, visiblement épuisé et en train d’essuyer avec son mouchoir son visage et son cou en nage. Devant l’autel. des dalles avaient été enlevées pour creuser une fosse dans laquelle un homme qui ressemblait à un lutteur turc travaillait encore tandis qu’une colline de terre s’accumulait à côté. Le long cercueil était posé un peu plus loin et Taffelberg le désignait à sa victime :
— Déjà fatigué, mon cher ? Je vous croyais plus vigoureux. Il est vrai que c’est plus pénible et plus salissant que mettre des femmes dans son lit mais vous avez encore un petit travail à accomplir tandis qu’Achmet achève le sien. Il faut maintenant ouvrir ceci…
— Vous êtes fou ? Jamais vous ne me convaincrez de commettre un sacrilège !
— Ce n’est pas un sacrilège mais l’expression même de la volonté de Son Altesse : elle veut que vous puissiez la contempler encore une fois dans tout son éclat avant de la confier à la terre. En outre – et c’est toujours sa volonté – elle souhaite que vous conserviez les joyaux qu’elle porte afin qu’ils vous rappellent toujours son souvenir. Elle voyait là une sorte de… compensation pour les légères difficultés que son arrivée pourrait vous causer. Alors, au travail !
— Avec quoi ? lança l’autre avec fureur. Mes ongles ?
— Vous autres Italiens, il faut toujours que vous dramatisiez. Il y a tout ce qu’il faut dans cette mallette, ajouta l’Allemand en poussant du pied l’objet annoncé. Allons ! dépêchez-vous !