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— Oui, mais, quand je mourrai moi-même, ce notaire ou son successeur pourraient demander une vérification et…

— … et ce serait difficile si les joyaux sont vendus ? C’est pour cela, n’est-ce pas, que vous souhaitez me les confier ?

— Oui.

Il prit entre ses mains le somptueux collier d’émeraudes et de diamants et en caressa les pierres. Puis, toujours sans regarder son hôte, il lâcha :

— Nous partageons maintenant un lourd secret et dans ces conditions, je ne vois pas pourquoi je vous cacherais encore quelque chose. Je suis ruiné, mon cher, ou peu s’en faut…

— Ruiné ? Vous ?

La surprise de Morosini était sincère. Pour lui, Alberto Manfredi était l’un des hommes les plus riches d’Italie. Mais celui-ci reprenait :

— Oui, moi !… En dehors de la sépulture à laquelle je faisais allusion il y a un instant, il ne reste rien de mes biens à Vérone. Les gens de Mussolini m’ont tout pris. Il me reste cette villa et quelques miettes. Je songeais même à vendre ma collection de turquoises. Alors ce trésor qui me tombe dessus est incroyablement bienvenu, quelles qu’en soient les circonstances…

— Je comprends ! fit Morosini avec compassion.

Manfredi, alors, eut un petit sourire triste :

— Non, vous ne comprenez pas comment, même amputée, une fortune comme la mienne a pu s’évaporer ? Cela tient en un seul mot : le jeu.

— Vous jouez ? Vous ?

— Non, pas moi : ma femme… Oh ! cela ne constitue pas une faille dans notre amour. Elle est la plus merveilleuse des femmes et je tiens à elle plus qu’à tout au monde mais c’est un être humain et tous, tant que nous sommes, nous avons des défauts : elle, c’est celui-là. Et malheureusement, à une demi-heure de bateau d’ici, il y a Campione d’Italia et son fameux casino… La tentation est forte.

— Et elle ne sait pas y résister. Le lui avez-vous seulement demandé ?

— Non. Je la veux heureuse. Je suis beaucoup plus âgé qu’elle et ce qu’elle me donne est sans prix…

— Pas tant d’humilité, je vous en prie ! Vous êtes toujours extrêmement séduisant, mon cher comte, et je vous rappelle qu’une grande-duchesse vient de se suicider pour vous ! Si je comprends bien, la comtesse croit toujours s’appuyer sur une grande fortune ?

— Exactement. Jusqu’à présent, j’ai réussi à lui cacher mes soucis…

— Et vous appelez ça être heureux ? Qu’adviendra-t-il quand elle aura tout dévoré ?

— Ne soyez pas cruel il lui arrive aussi de gagner et là elle montre une joie d’enfant…

— Je ne doute pas que ce ne soit charmant mais répondez à ma question : qu’arrivera-t-il lorsqu’elle vous aura complètement ruiné ? Acceptera-t-elle la médiocrité ?

— Je ne le verrai pas, car je mettrai fin à mes jours sachant qu’elle ne sera jamais dans la misère : sa famille a de la fortune même si c’est sa sœur aînée qui la gère par testament du père.

— C’est ridicule ! Vous devriez lui dire la vérité. Si elle vous aime comme vous le croyez…

— Je fais mieux que le croire : j’en suis sûr. Vous connaissez sa jalousie puisque nous avons monté une vraie comédie pour éviter un drame.

Morosini ne répondit pas. L’image qu’il se faisait à présent de la jeune comtesse, dont le ravissant visage souriait auprès de celui de son époux sur la photo placée en face, était singulièrement différente de ce qu’imaginait Manfredi. Aldo savait que l’extrême jalousie ne vient pas forcément d’un excès d’amour, sinon de soi-même et d’un sentiment de la propriété poussé au paroxysme. Joueuse et jalouse, Annalina Manfredi ne lui était pas follement sympathique. Son époux, cependant, reprenait avec un rien de timidité :

— Maintenant que vous savez tout, vous voulez bien emporter ces joyaux et les vendre pour moi au mieux, mais avec toute la discrétion possible bien sûr ? À moins que vous ne considériez que je n’en ai pas le droit ?

— En aucune façon. Que serait-il advenu des volontés de Fedora von Hohenburg si Taffelberg avait pu mettre ses projets à exécution ? Ils seraient en route pour l’Amérique. Donc je veux bien m’en charger mais plus tard.

— Pourquoi plus tard ?

— Parce qu’en vous quittant, je ne rentre pas chez moi et que je ne veux pas courir l’Europe et un peu plus avec ça dans mes bagages. Rangez-les, cachez-les, vous pourrez compter sur moi lorsque je reviendrai et nous verrons alors…

Il s’interrompit. Un bruit de moteur venait de précipiter Manfredi vers une fenêtre :

— Mon Dieu ! C’est ma femme… et un homme est avec elle. Comment est-elle déjà là ?…

— Plus tard, la réponse ! Il faut aller au plus pressé emportez ce sac, videz-le où vous voudrez et mettez à la place votre collection de turquoises…

— Mais… mais pourquoi ?

— Faites ce que je vous dis et vite ! Nous n’avons pas de temps à perdre. Et laissez-moi la recevoir ! Ah ! quand vous reviendrez, faites comme si vous ne l’aviez pas entendue rentrer !

Manfredi s’éclipsa tandis que le marbre du vestibule résonnait sous de hauts talons et que le bruit d’une dispute emplissait la maison :

— Arriverai-je jamais à me débarrasser de vous ? clamait une voix féminine sur le mode aigu.

— Je vous ai dit et répété que j’ai reçu mission de veiller sur vous, fit en écho une voix plus mâle qui était celle beaucoup plus paisible d’Adalbert.

La seconde suivante Annalina Manfredi pénétrait en trombe dans le petit salon apportant dans les fourrures qui l’enveloppaient l’air vif du dehors et un parfum d’œillet poivré et de bois de santal. Soudain muette, elle s’arrêta net en face de l’homme de haute mine, si naturellement élégant, qui s’inclinait devant elle sans un mot. Visiblement, il n’était pas du tout ce qu’elle s’attendait à trouver chez elle. Elle retrouva la voix pour demander :

— Mais… mais qui êtes vous, monsieur ? Et où est mon mari ?

— Prince Aldo Morosini, de Venise, pour vous servir, comtesse ! Votre époux vient dans un instant… Bonsoir, Adalbert, ajouta-t-il en voyant son ami inscrire son mètre quatre-vingts derrière la fine silhouette d’Annalina qui réagit aussitôt :

— Vous vous connaissez ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ?

— Rien que de très simple, au fond, et de très naturel quand un époux aime sa femme comme vous êtes aimée, répondit Aldo en allumant son plus beau sourire au bénéfice de la jeune furie. Qui n’en parut pas d’ailleurs autrement émue :

— Ah vous trouvez ça très simple et très naturel ? Ce personnage me harcèle depuis qu’hier j’ai quitté Lugano…

— Je me suis contenté d’allumer votre cigarette, protesta Adalbert. Si vous appelez ça harceler ?…

— Je veux bien l’admettre mais ensuite vous m’avez suivie jusque chez ma sœur. Là vous m’avez épiée, guettée…

— … en manquant mourir de froid sous le contrefort glacé d’une église, oui, madame, et j’en suis fier !

Reprise par la querelle qui durait depuis Lucerne, Annalina riposta, féroce :

— Dommage que vous n’ayez pas réussi ! Et qu’avez-vous fait ensuite quand vous m’avez vue sortir…

— … à pied, en pleine nuit et furieuse pour regagner la gare ? Je vous ai suivie, parbleu ! Et j’ai essayé de vous expliquer : un, qu’il n’y avait pas de train pour Lugano avant le matin et, deux, que votre mari, devant régler une affaire délicate, m’avait chargé de veiller sur vous et de vous retenir jusqu’à ce que tout soit fini…