— C’est bien ça. Nous avons tout à fait raison, fit, avec un grand sourire, la demoiselle qui ne s’adressait jamais à sa patronne et néanmoins cousine qu’à la première personne du pluriel.
— Quant au matériel « de siège », reprit Adalbert avec bonne humeur, on a besoin surtout d’une automobile solide et de tout ce qu’il faut pour camper. Pour le reste, sir Percy m’a recommandé d’aller voir un certain Khaled, depuis toujours son chef d’équipe. Il habite l’oasis d’Ein Guedi à une vingtaine de kilomètres de Massada et il connaît le rocher comme sa poche. On trouvera chez lui ce qui pourrait nous manquer…
— J’ajoute que c’est une bonne chose mais comment as-tu présenté notre future expédition à ton hôte ? Tu ne lui as tout de même pas parlé…
— Des émeraudes ? À un archéologue, même à la retraite ? Pas fou ! Officiellement, je me suis pris d’un intérêt passionné pour les peuples des bords de la mer Morte et, singulièrement les Esséniens. Khaled nous montrera leurs emplacements et ce sera du temps gagné…
Pour la première fois depuis des heures, un sourire vint détendre le visage crispé de Morosini :
— Qui suis-je, dit-il, pour oser te donner des conseils dans une profession que tu connais si bien ? Puis revenant aux deux femmes : Grâce à vous trois, je me sens un peu moins mal. Peut-être arriverai-je même à penser clairement…
— Si l’on veut penser clairement, il faut bien se nourrir, coupa Marie-Angéline doctorale. Et moi je meurs de faim. Si on allait déjeuner ?
On passa sur la terrasse ombragée où le ballet des Soudanais en gants blancs avait déjà commencé. Les deux hommes firent asseoir les deux dames et Aldo allait prendre sa place quand un jeune géant aux cheveux de paille sur une longue figure recuite par le soleil, vêtu d’un impeccable uniforme kaki, vint se planter devant lui, claqua des talons en saluant :
— Je demande pardon si je suis indiscret…, fit-il en anglais.
— Je ne le sais pas encore. Qui êtes-vous ?
— Lieutenant Douglas Mac Intyre, de l’état-major. Je… je dînais ici hier soir avec des camarades…
— Je vous avais remarqué, fit Morosini sèchement. Vous sembliez vous intéresser beaucoup à la princesse Morosini, mon épouse, et…
Le visage tanné s’empourpra : mais les yeux d’un bleu candide ne se baissèrent pas :
— Nous l’admirions tous les quatre mais… moi surtout. Je demande pardon… je voudrais savoir si… si… si rien n’est arrivé de fâché ?…
— Fâcheux ! rectifia Aldo machinalement. Qu’est-ce qui pourrait vous faire croire ça ?
— Eh bien… je suis surpris de vous voir sans elle. Je pensais qu’elle vous avait rejoint dans la vieille maison.
— La vieille maison ?… Venez par ici ! Commencez sans moi ! ajouta Aldo pour ses compagnons en entraînant l’officier vers les jardins où il le coinça contre un palmier.
— Qu’est-ce que cette histoire de maison ?
— J’explique…
L’Écossais raconta alors qu’après le départ d’Aldo et contrairement à ce que celui-ci pensait, ni lui ni ses camarades n’avaient osé aborder Lisa.
— Nous n’étions pas présentés et elle nous… impressionnait ! Elle est restée assez longtemps sur la terrasse. Visiblement, elle vous attendait. Elle a fini tout de même par rentrer. Je suppose qu’elle est remontée chez elle. Mes trois camarades m’ont quitté mais moi je voulais rester. Je ne savais pas bien pourquoi, j’étais vaguement inquiet. Je me suis installé au bar pour attendre votre retour. Ce qui est venu, c’est le garçon. Il avait encore une lettre pour la princesse et il l’a attendue, puis ils sont partis tous les deux. J’ai suivi…
— Jusqu’où ? Une voiture garée quelque part ? Auquel cas vous avez dû les perdre très vite…
— Il n’y avait pas de voiture mais de toute façon j’aurais suivi : j’ai une motocyclette, ajouta-t-il fièrement. Ils sont partis à pied presque en courant…
— Ma femme avait-elle changé de vêtements ?
— Non. Elle portait toujours la robe ravissante qu’elle avait au dîner et des souliers dorés…
— À hauts talons ! Courir avec ça dans les rues de Jérusalem ! Et jusqu’où sont-ils allés…
— Une maison de Mea Shearim… Vous voulez que je vous montre ?
— Si je veux ?… Laissez-moi seulement dire à mes amis de déjeuner sans moi…
Un moment plus tard, juché sur le tansad d’une moto pétaradante, Morosini fonçait vers le quartier des Juifs polonais et lituaniens mais au moment de s’y enfoncer, il fit arrêter son guide :
— Votre engin fait trop de bruit. Continuons à pied !
On confia la moto à un marchand de fruits qui somnolait plus ou moins au milieu de ses dattes, figues, amandes, etc., et qui jura de veiller dessus comme sur sa propre mère, puis on s’enfonça dans l’enchevêtrement de ruelles souvent en chicane pour prévenir toute agression et défendues la nuit par des chaînes jusqu’à une haute maison qu’Aldo reconnut avec accablement : c’était celle de Goldberg…
— Vous les avez vus entrer là, fit-il mais avez-vous vu quelqu’un sortir ?
— Non. Personne. Pourtant je suis resté longtemps… aussi longtemps que j’ai pu. Le jour se levait quand je me suis résigné à partir. Il le fallait bien. Je… je suis soldat.
— … et vous avez des consignes à respecter ! Merci de ce que vous avez fait, dit Aldo en frappant sur l’épaule de ce garçon qu’il trouvait si profondément antipathique peu de temps auparavant.
— Nous n’entrons pas ?
— Non. Le maître de cette maison est parti ce matin pour Haïfa et peut-être pour les États-Unis avec le Grand Rabbin de Palestine.
— Mais je n’ai vu sortir personne ! s’entêta Mac Intyre. Ni rabbin ni quoi que ce soit ! Et pas même le garçon avec ses papillottes !
— Cela veut dire, simplement, que cette maison a une autre sortie. Les Juifs ont toujours eu la manie du souterrain. Il faut avouer que cela leur aura sauvé la vie en bien des circonstances. Ce quartier n’a que cinquante ans mais il n’échappe sûrement pas à la règle. Rentrons, voulez-vous ?
— Est-ce que… est-ce que vous ne… m’expliquerez pas ce qui se passe ?
Un instant, Morosini considéra le visage couleur de terre cuite du lieutenant. Un visage ouvert, sympathique avec ses incisives écartées et son air ingénu. Finalement, il se décida à lui livrer une partie de l’énigme : ce n’était pas vraiment une « autorité » et il était amoureux de Lisa :
— C’est difficile et je dois faire appel à votre discrétion comme à votre honneur : ma femme a été enlevée par… quelqu’un de très déterminé. Si je préviens quelque autorité que ce soit, police ou autre, elle risque la mort…
— Vous ne me direz pas qui c’est mais il veut quoi, le ravisseur ? Une rançon ? Vous êtes riche, je crois…
— Il ne veut pas d’argent mais… un objet perdu depuis longtemps qu’il pense que j’ai des chances de le retrouver.
— Et vous pensez comme lui ?
— J’ai du mal mais si c’est la seule façon de récupérer Lisa en bonne santé – on m’a assuré qu’elle serait bien traitée tant que je ne lâcherais pas les chiens – il faut bien que j’essaie…
— Je peux vous aider ? Je ne suis pas un officiel, moi ! Mais, à l’état-major on apprend bien des choses…
— Pourquoi pas ? D’autant que je vais devoir quitter Jérusalem pour quelque temps… Venez ! Rentrons à l’hôtel je vais vous présenter au reste de la famille.