— Ah ! Tant mieux.
Avec un soupir heureux, Adalbert reprit son somme…
Quand M. Pettygrew ouvrit les yeux, il se sentit un peu perdu. Il faisait toujours nuit mais on était en gare de Milan et la plupart des voyageurs avaient quitté le train. Naturellement, plus trace de ceux qu’il était chargé de surveiller ! En pensant à ce qu’allait dire son employeur principal, M. Alfred Ollard, pourvu d’un caractère irascible, il se sentit un peu froid dans le dos. Comme s’il n’avait pas eu déjà suffisamment froid à Lucerne dans les courants d’air qui tournoyaient autour de cette fichue église où s’était retranché le Français ! Aussi, en retrouvant la chaleur d’un compartiment confortable, il avait cédé à la fatigue.
N’ayant même pas remarqué que le train s’arrêtait, stoppé par la sonnette d’alarme, il se mit à arpenter la gare à la recherche de son gibier mais, naturellement, ne trouva personne et, très déprimé se rendit au buffet de la gare pour se remonter le moral avec deux ou trois cafés accompagnés de petits verres de « grappa ». Quand il se sentit suffisamment fort pour affronter son destin, il se mit en quête d’un téléphone puis, l’ayant trouvé, se ravisa. M. Ollard n’aimait pas qu’on le réveille en pleine nuit. Or on en était peut-être au matin mais le jour n’avait pas encore fait son apparition. Après tout, le téléphone n’arrangerait pas ses affaires ! Le mieux serait peut-être de prendre un train pour Lugano et d’aller rendre compte de vive voix. Il aurait au moins l’avantage de la surprise tandis que, s’il téléphonait, M. Ollard aurait tout le temps de remâcher sa rancune jusqu’à leur réunion.
Ayant ainsi retardé le moment difficile, M. Pettygrew alla consulter l’affiche des départs, prit un billet et, comme il lui restait un peu de temps, retourna au buffet pour un quatrième café-grappa… Après quoi il se sentit beaucoup mieux. M. Pettygrew était un homme qui détestait se compliquer l’existence.
Il lui fallut pourtant bien faire face à ses responsabilités quand, pénétrant par un joli soleil d’hiver dans le hall de l’ex-villa Merlina, il se trouva inopinément en face de son employeur.
— Puis-je demander d’où vous venez ? demanda M. Ollard avec une douceur qui aurait inquiété quelqu’un de plus sensible.
— De… Milan.
— Et que faisiez-vous à Milan ?
— Je suivais qui vous savez. Il avait pris à Lucerne un billet pour Milan. Alors j’ai fait pareil…
— Et vous en aviez conclu que vous pouviez dormir jusqu’au terminus ?… Seulement, il a dû descendre avant, votre gibier, parce que, tel qu’il vient de m’apparaître, il était d’une charmante humeur et se hâtait d’aller prendre le train pour Paris avec son complice. Ce qui fait qu’à présent plus personne ne les suit !
— Vous voulez dire qu’il faut que je reparte ? gémit M. Pettygrew accablé par ce nouveau coup du sort.
— Il est trop tard ! Même pour moi ! Il faut un minimum de temps pour quitter un hôtel comme celui-là et je viens seulement de les voir passer.
— On fait quoi, alors ?
— On prend le prochain train. Vous ne pensez tout de même pas que je vais vous offrir des vacances dans un palace ? D’ailleurs vous rentrez à Londres je vous ai assez vu… Maintenant allez vous laver : vous empestez un de ces horribles alcools italiens douceâtres…
— Et… les autres ? fit M. Pettygrew pas tellement fâché à l’idée d’en finir avec le chemin de fer et de retrouver son cher Pimlico.
— Je vais téléphoner pour qu’il y ait quelqu’un à l’arrivée du train… Ils avaient l’air tellement contents !… je me demande s’ils n’ont pas réussi à se procurer les émeraudes ? Et si c’est le cas…
— Vous allez les attaquer ?
— Tss Tss !… Ce ne sont pas les ordres. S’ils vont prendre le prochain Orient-Express avec correspondance sur le Taurus-Express, nous serons fixés. Cela voudra dire qu’ils les ont.
Quatre jours plus tard, en effet, ayant seulement changé le contenu de leurs valises et rassuré au passage Mme de Sommières, Aldo et Adalbert s’embarquaient pour la longue traversée de l’Europe et de l’Asie Mineure.
Quatrième partie
LA VOLEUSE
CHAPITRE XI
LA PISCINE DE SILOÉ
Quand, après un voyage exténuant, Morosini et Vidal-Pellicorne débarquèrent à Jérusalem et franchirent le seuil de l’hôtel King David, la première personne qu’ils rencontrèrent, avant même le portier, fut le lieutenant Douglas Mac Intyre, de l’état-major, qui, un stick sous le bras, arpentait le hall sur le mode agacé. Visiblement il attendait quelqu’un et ce quelqu’un ne venait pas !
L’apparition inattendue des deux voyageurs lui produisit l’effet d’un rayon de soleil perçant un ciel noir. Il s’arrêta net avec l’expression émerveillée que dut avoir saint Paul en voyant la lumière sur le chemin de Damas. Il était même si content qu’il en perdit sa raideur britannique et qu’Aldo crut qu’il allait se jeter à son cou :
— C’est vous ! s’exclama-t-il en français. Je suis si heureux ! Et notre princesse ?
Même si le pluriel employé ne l’enchantait pas, Aldo offrit un bon sourire à l’amoureux de Lisa :
— J’espère que nous la reverrons bientôt…
Sans lâcher son stick, Mac Intyre frappa vigoureusement sa paume gauche de son poing droit :
— By Jove !… Je suis si terriblement content !
— Mais vous même, que faites-vous là ? Vous montez la garde ?
— Non… puis baissant la voix de plusieurs tons : J’attends… comment vous dites ? Une… huile ?… Avec qui je dois faire la touriste et qui, of course, me fait faire le poireau ! Mais ce n’est plus important maintenant…
— Parce que vous avez envie de causer avec nous ? Écoutez, mon vieux, nous sommes sales et fatigués. Nous avons besoin de repos et d’un bon bain. Alors si vous voulez, venez dîner avec nous ce soir. À condition que vous soyez libre, bien sûr.
— Je serai… Merci grandement !
L’« huile » arrivait, d’ailleurs, et le lieutenant se porta à sa rencontre.
— Tu as eu bien raison de l’inviter, commenta Adalbert. Si j’en crois ce que nous venons de vivre, la situation n’est pas des plus calmes par ici et on pourrait avoir besoin de lui.
En effet, la situation en Palestine se dégradait. Relativement calme depuis que la fameuse Déclaration Balfour avait préconisé l’établissement d’un foyer national juif sans qu’il soit porté atteinte au droit des Arabes, mais c’était là un double vœu parfaitement contradictoire, elle se détériorait. Le mandat anglais sur le pays n’arrangeait rien en s’efforçant de ménager la chèvre et le chou. Des groupes de jeunes hommes déterminés se formaient dans un camp comme dans l’autre ; les émeutes et les affrontements étaient fréquents sans que quiconque puisse prévoir comment cela se terminerait, le beau projet de partage équitable entre les deux communautés s’effilochant de jour en jour entre les doigts des chancelleries. Et comme les Turcs n’étaient pas sans regrets d’avoir été contraints d’abandonner des territoires où ils étaient maîtres depuis des siècles, les troubles débordaient souvent les frontières. Ainsi le Taurus-Express où voyageaient les deux amis avait été attaqué par une bande de pillards heureusement mis en fuite par une troupe de protection locale et les voyageurs en avaient été quittes pour la peur. Prudent, Aldo avait pris soin de protéger au mieux le trésor qu’il rapportait et ce fut dans ses chaussettes que les « sorts sacrés » effectuèrent à Jérusalem une rentrée un peu humiliante peut-être, mais discrète. Il n’aurait pu supporter l’idée de les voir partir entre les mains crasseuses d’un bandit de grands chemins. Il aurait préféré les avaler, au risque d’en mourir…