Le lendemain, tandis que Marie-Angéline coiffée d’un casque colonial et chaussée de solides souliers de toile s’en allait, armée d’un attirail de peintre, dessiner ici et là mais de préférence du côté de la Grande Synagogue et aussi de Mea Shearim, Morosini et Vidal-Pellicorne partaient pour Massada…
CHAPITRE II
LE DERNIER REFUGE
Vêtus de chemises et de shorts en toile kaki style « armée des Indes », un casque en liège sur la tête et un sac lourdement chargé sur le dos, Vidal-Pellicorne et Morosini grimpaient depuis un long moment déjà le « sentier du Serpent » qui traçait ses méandres au flanc est de Massada. Khaled, le guide recommandé par sir Percy, grimpait devant eux, vif comme une chèvre en dépit de la soixantaine sonnée, bien étayé par des mollets si secs et si durs qu’ils avaient l’air sculptés dans un vieux bois d’olivier. En bas du chemin, l’un de ses fils gardait les dromadaires grâce auxquels on avait parcouru la vingtaine de kilomètres séparant la vieille citadelle ruinée de l’oasis d’Ein Guedi où l’on avait laissé la grosse Talbot grise procurée par Douglas Mac Intyre qui leur avait permis de parcourir les quelque quatre-vingts kilomètres entre l’oasis et Jérusalem (quarante-cinq de route acceptable jusqu’à Hébron et une solide trentaine d’une piste menant au bord de la mer Morte à travers les montagnes de Juda). Les autres fils fermaient la marche avec le reste du matériel.
À mesure que l’on montait, le paysage devenait plus grandiose encore, si possible. Le désert d’ocre rouge d’où surgissait, solitaire, le roc géant de Massada, se déchiquetait sur une vaste étendue d’eau couleur d’ardoise dont les frémissements lourds se frangeaient d’une écume épaisse due à la densité de saumure. Parfois, le soleil accrochait l’un de ces cristaux de sel et s’y reflétait en flèches d’une éblouissante blancheur… Des nodules de soufre, des branches d’arbres pétrifiés achevaient l’image baroque de cette mer trop salée où le bitume, le gypse et bien d’autres minéraux remplaçaient les poissons et les algues. Là-bas, vers le nord, on pouvait apercevoir la petite crique d’Ein Guedi et la longue coulée de tamaris, d’acacias parasols, de pommiers de Sodome traçant le chemin de la source qui lui avait donné son nom et sa végétation. Le ciel était même si pur que l’on pouvait croire distinguer l’embouchure du Jourdain dont les eaux sacrées venaient se perdre dans ce que les Anciens appelaient le lac Asphaltite…
La montée était rude et Adalbert s’arrêta un instant pour souffler.
— Pourquoi, demanda-t-il, n’empruntons-nous pas la rampe d’accès établie par Flavius Silva pour hisser ses machines de guerre ?
— Parce que avec le temps elle s’est écroulée en partie vers le sommet. Elle est de l’autre côté, à l’occident… répondit la guide qui avait poliment interrompu sa marche… De toute façon, vous êtes des hommes de paix. Ce qui a été bâti pour apporter la mort ne saurait vous convenir.
— Je ne connais pas beaucoup de chemins au monde qui n’aient pas, un jour ou l’autre, été utilisés par la mort, marmotta Adalbert qui transpirait comme une gargoulette. Je suis archéologue, moi, pas alpiniste.
— Et les Pyramides, ironisa Morosini, tu ne les as jamais escaladées ?
— Si, mais il y a longtemps… et pas toutes !
Enfin on franchit ce qui avait été l’une des deux portes de la forteresse et l’on déboucha sur une immense étendue de terre jaune et de pierraille d’où émergeaient des ruines encore imposantes mais qui eurent le don de plonger instantanément Aldo dans le découragement :
— Tu vas dire que je me répète mais c’est une entreprise insensée. Comment retrouver deux cailloux gros comme un doigt dans ce paysage de fin du monde ? ajouta-t-il entre ses dents. En admettant qu’ils y soient toujours.
— Un peu de confiance, que diable ! Grâce à sir Percy j’ai une idée de l’endroit où l’on peut chercher.
Il tira d’une poche de poitrine une sorte de plan qu’il étala sur une pierre :
— Voilà où nous sommes ! Comme tu peux le voir, c’est la pointe nord, à notre droite, qui présente le plus d’intérêt. Là s’élevait le palais d’Hérode le Grand, bâti sur trois terrasses successives posées sur des à-pics, reliées entre elles par des escaliers taillés dans le roc à flanc de montagne et des plus faciles à défendre. Les traditions rapportent qu’il était d’une grande magnificence et possédait de nombreuses annexes. Il y a un autre palais, celui d’occident, qui doit être là-bas, juste en face de nous…
— Non, corrigea Khaled. Ça église byzantine. Le palais plus à gauche…
— Quant à l’ancienne synagogue et le quartier des Esséniens…
— Là-bas… juste au bord du vide…
On remit au lendemain le tour complet de l’étrange cité-palais où, après le sac de Jérusalem par Titus, les quelque neuf cents Zélotes d’Éléazar ben Yaïr avaient vécu retranchés pendant trois ans et résisté pendant plusieurs mois à la Xe Légion romaine pour finir par un suicide général, décidé en toute liberté quand, la rampe achevée et l’hélépole portant un gigantesque bélier amenée à pied d’œuvre, il fut évident qu’il n’y avait plus d’espoir. La nuit qui précéda le dernier assaut, les Zélotes et ceux qui les avaient rejoints se partagèrent en groupes de dix comprenant femmes et enfants. Le chef de ce groupe devait les égorger. Ensuite de nouveaux groupes seraient formés jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul homme, Éléazar, qui, alors, se donnerait la mort.
Ainsi fut fait et quand Flavius Silva enjamba les vantaux et les pierres de la ville éventrée, il ne trouva sur son chemin que des cadavres au-dessus desquels tournoyaient déjà les vautours du désert…
— On dit, acheva Adalbert qui venait de retracer à haute voix en anglais ce drame exemplaire de la fierté et du courage, que deux femmes et cinq enfants réussirent à s’échapper, sans doute grâce à des pères incapables de supporter l’idée de les voir morts. Je ne sais pas si c’était une bonne idée : ils devinrent esclaves du consul…
— On dit aussi, fit Khaled avec un petit rire, qu’une des femmes était très belle et que le consul l’aima… Maintenant, il est temps de choisir l’endroit où vous allez vous établir…
Le soleil, en effet, baissait en faisant flamboyer le désert et en glaçant la mer Morte d’une curieuse teinte de violet pourpre. Les deux hommes firent choix d’une ancienne casemate des murailles croulantes qui était encore couverte et leur offrait un abri assez bien protégé.
Khaled regarda ceux qui étaient pour lui des scientifiques venus repérer un futur chantier de fouilles déposer leurs sacs et commencer à s’installer. Maintenant qu’il les avait conduits à bon port, il avait l’air un peu encombré de son personnage :
— Vous ne voulez vraiment pas que je reste avec vous ? Je ne quittais jamais sir Percy…
— Parce que tu avais une équipe à diriger mais nous n’en sommes pas là, dit Vidal-Pellicorne. Nous avons des vivres, tu nous as montré un point d’eau et même une citerne encore en bon état. Tu reviendras dans deux jours voir où nous en sommes et nous rapporter de la nourriture. Nous allons pouvoir travailler tranquilles sans être gênés par qui que ce soit. Il n’y a pas foule sur ce plateau.
L’Arabe haussa les épaules avec un soupir :
— Personne depuis sir Percy… sauf les djinns qui habitent les mauvais vents…
— On dirait pourtant qu’il y a quelqu’un ? fit Morosini qui regardait par l’ouverture. Je viens de voir quelque chose bouger entre les pierres…
Pour s’en assurer, il sortit suivi des deux autres en se dirigeant vers les ruines byzantines. Dans la lumière frisante du soleil en train de disparaître, les trois hommes aperçurent une silhouette qui, dans ses draperies bleu sombre, semblait issue du crépuscule mais qui n’avait rien d’un fantôme car on la vit soudain détaler à toutes jambes, des jambes dont l’œil aigu d’Aldo remarqua la finesse au-dessus des sandales poudreuses : une femme ! Khaled alors prévint sa question avec un soupir excédé :