Malheureusement le mal empire rapidement. Il faut quitter Paris et Marie, affolée, court de ville d’eaux en ville d’eaux cherchant à retenir cette vie qui la fuit. On la voit à Spa, à Ems où, prise peut-être d’un remords, elle écrit à Perregaux : « Pardonnez-moi, mon cher Édouard, je vous en prie à deux genoux. Si vous m’aimez assez pour cela, rien que deux mots : mon pardon et votre amitié. Écrivez-moi poste restante à Ems, duché de Nassau. Je suis seule ici et très malade. Donc, cher Édouard, vite mon pardon. Adieu… »
Elle ne recevra pas de réponse ; Perregaux voyage beaucoup et la lettre l’attendra longtemps. Plus malade que jamais elle regagne Paris puisque c’est le seul endroit où elle peut vivre encore et, durant quelques semaines, on la verra aux avant-scènes des théâtres et dans des fêtes où elle apparaît comme l’ombre d’elle-même. Elle est seule désormais et pour continuer à afficher le même train de vie, elle vend l’un après l’autre ses plus beaux bijoux. Le monde apparemment l’oublie…
Sauf peut-être un seul homme ! De Madrid, Alexandre Dumas fils lui écrit le 18 octobre. Il dit qu’il a reçu de mauvaises nouvelles par un ami, qu’il part pour Alger et lui demande de lui écrire poste restante là-bas pour lui dire si elle lui pardonne d’être parti… Il aime encore tellement que c’est lui qui s’accuse mais, lui non plus ne reçoit pas de réponse : Marie n’a plus la force ni même l’envie de lui écrire. Elle ne peut même plus sortir. Veillée par sa femme de chambre et par son amie Clémence Prat que son état désole, elle erre de son lit à sa chaise longue vêtue d’un peignoir blanc et la tête enveloppée d’un cachemire rouge. Elle ne dort plus et, souvent, la nuit, accoudée à sa fenêtre, elle regarde avec envie passer les gens qui sortent des théâtres et s’en vont souper.
Vient enfin le jour où elle ne peut plus se lever et où elle comprend que tout est fini. Clémence vient alors lui dire que son mari est là et qu’il demande à la voir mais elle refuse. Il l’a abandonnée quand elle appelait au secours et d’ailleurs ce mariage anglais n’était qu’une comédie. Il voulait l’obliger à vivre à l’étranger…
Désolé, Édouard se retire. Une heure plus tard, un fleuriste apporte un énorme, un gigantesque bouquet de camélias que Marie regarde à peine. Plus rien ne l’intéresse et elle souhaite seulement que ses souffrances prennent fin.
En dépit de ce qu’elle a dit à Clémence – « Je ne veux plus voir un seul homme ! » – elle en laisse cependant un approcher jusqu’à elle : le vicaire de la Madeleine qui vient la réconcilier avec Dieu. Étrange confession dont on prétend qu’elle se déroule tandis qu’au-dehors Paris fêtait le carnaval. C’est le 3 février 1847 que mourut Marie Duplessis, veillée seulement par sa femme de chambre et par Clémence Prat.
Mais deux jours plus tard, une foule énorme suivit le convoi funèbre. De tous ceux qui l’avaient aimée, deux hommes seulement étaient là : Édouard Perregaux et son ami Delessert. La débauche de camélias blancs qui neigeaient sur le char funèbre était leur œuvre commune.
— Marie fut enterrée au cimetière Montmartre, dans le caveau provisoire d’abord puis dans celui que Perregaux fit élever pour elle.
Quant à Alexandre Dumas, ce fut en arrivant à Marseille qu’il apprit la nouvelle de cette mort et, quand il atteignit Paris ce fut pour assister à la vente publique des meubles et objets qui lui avaient appartenu. Là encore il y avait foule et Adet vit partir avec douleur, aux mains de femmes banales, les robes qui avaient paré si délicieusement Marie.
Poursuivi par le chagrin, un mois plus tard, il écrivait un roman – la pièce viendra ensuite – dédié à celle qu’il avait tant aimée. Ce fut La Dame aux camélias. Il l’écrivit d’un seul jet mais il ignorait alors, en dépit du succès immédiat, qu’il allait immortaliser aux yeux du monde entier, la pauvre, adorable et folle Marie Duplessis…
BLANCHE D’ANTIGNY
Modèle de Nana
Une enfance à la campagne
Dans les derniers jours du printemps 1868, les Parisiens habitués des Champs-Élysées et du bois de Boulogne ont pu contempler un spectacle aussi plaisant qu’inattendu : une rayonnante et fort élégante jeune femme se prélassant dans une étonnante voiture basse, pourvue de grandes roues et menée par une sorte de moujik coiffé d’astrakhan noir, botté de cuir et vêtu d’une tunique bouffante en satin jaune sur des culottes de velours noir. La voiture était laquée noir, les roues noir et or assorties aux coussins de velours de l’intérieur. Quant à la jeune femme elle arborait une immense crinoline tendue de dentelle noire et une large capeline, assortie absurdement abritée du soleil par une minuscule ombrelle à manche d’or. Et elle souriait à tout le monde.
Belle à ravir d’ailleurs avec un teint de lait, de grands yeux verts abrités de longs cils et une somptueuse chevelure abondante et dorée comme une moisson réussie.
Attelée de trois chevaux nerveux, l’étrange carrosse qui était un droschki russe, filait comme le vent mais pas assez vite cependant pour que certains élégants promeneurs, la première surprise passée, ne l’eussent reconnue. Et d’une monture à l’autre, d’une voiture à l’autre, son nom courut à sa suite comme une traînée de parfum :
— Mais c’est Blanche d’Antigny ? Elle est donc revenue de Russie ?
Et les cancans d’aller leur train, plus rapides encore que le droschki et tournant autour d’une seule question : s’agissait-il d’un simple séjour ou d’un retour définitif ? La belle Blanche avait-elle enfin rompu avec son prince russe ou venait-elle seulement faire le tour des couturières et des modistes ?
Pendant ce temps, la jeune femme se laissait emporter en fermant à demi les yeux pour mieux savourer cette vitesse qu’elle aimait. Parfois, quand elle saisissait un salut au passage, elle répondait d’un sourire mais refusait de s’arrêter : elle ne voulait pas qu’on lui gâchât cette première randonnée dans Paris car elle était infiniment heureuse d’y revenir, elle qui, pourtant l’avait quitté si allègrement quelques années plus tôt. Bien décidée d’ailleurs à n’y revenir que riche, très riche même ! À présent c’était chose faite grâce aux libéralités de son prince mais aussi aux présents fastueux de quelques autres messieurs, moins possessifs et tout aussi généreux.
La richesse ! Le diable seul savait à quel point elle en rêvait lorsqu’elle était toute jeune. À partir de sa dixième année. D’ailleurs, de sa petite enfance, elle ne gardait que des souvenirs pleins de fraîcheur qui avaient beaucoup contribué à lui forger un heureux caractère et une grande joie de vivre.
Cette enfance modeste Blanche l’avait passée à Martizay, un joli village de la Brenne où on ne la connaissait que sous son nom de baptême. Marie-Ernestine Antigny née en 1840. Son père était menuisier et sa mère, Florine, s’occupait de son ménage et de ses enfants car la future beauté – que nous continuerons d’appeler Blanche pour plus de commodité – était l’aînée de Jean, un garçon de deux ans plus jeune et d’Adélaïde, la toute petite qui avait huit ans de moins qu’elle.
Or, la naissance de cette petite fille fut marquée d’un sérieux avatar familial : tandis que Florine gisait encore sur son lit d’accouchée, son époux profitant de cette quasi-immobilité pliait bagages et s’en allait joyeusement exercer ses talents à Paris en compagnie d’une fille du village qui avait su exploiter habilement l’indisponibilité de la future mère.