Sous le nom de Mlle Lange – agréable retour au nom religieux de son père, Jeanne fera dignement les honneurs de cette maison où tous les hommes se la disputent. En vain d’ailleurs car Jean Du Barry vise beaucoup plus haut qu’une poignée de libertins : il pense au Roi.
En cette année, Louis XV est entré dans sa soixantième année. La mort de la marquise de Pompadour l’a laissé désemparé et, à la Cour, la compétition est ouverte à qui lui procurera une nouvelle maîtresse. De tout cela, Jean Du Barry n’ignore rien et moins encore que l’homme le mieux à même d’ouvrir devant Jeanne les portes de l’alcôve royale c’est Lebel, valet de chambre et confident du Roi. Celui-ci, invité à souper et mis en présence de Jeanne, est tout de suite ébloui. Au récit qu’il en fait, Louis XV est plus qu’intéressé : il désire voir cette ravissante créature le plus vite possible. Il s’enflamme même tellement que le vieux maréchal de Richelieu, l’homme aux mille maîtresses, lui demande si un nouvel astre va se lever bientôt sur Versailles :
— Attendez qu’il se couche ! chuchote Jean Du Barry qui a entendu.
Ce qui se produit très vite à la satisfaction absolue du Roi et aussi de Jeanne car il faut bien dire que même à l’âge qu’il avait atteint Louis XV demeurait un fort bel homme et gardait beaucoup de charme. L’aventure rapide avec « la comtesse du Barry » – car Jeanne avait été présentée comme l’épouse du Roué – se mit à tourner à l’histoire d’amour et le Roi de déclarer qu’il entend présenter « la comtesse » à la Cour. D’où embarras des conspirateurs. On ne plaisante pas avec Louis XV et il faut bien en venir à lui avouer la vérité : Jeanne n’est pas mariée du tout.
— Tant pis, dit le Roi, mais qu’on la marie promptement.
Avec qui ? Du Barry, lui, est déjà marié sinon il se serait fait un plaisir mais quand on est le Roué on a plus d’un tour dans son sac et, en particulier, il a un frère, Guillaume, qui lui est toujours célibataire. Et voilà notre homme chevauchant éperdument sur les routes de France pour gagner Lévignac, près de Toulouse où vivent les siens – plutôt chichement – dans une manière de château. Il leur tombe dessus comme la foudre : il faut qu’avant un mois Guillaume ait fait une vraie comtesse Du Barry de la ravissante Jeanne Bécu. Pour arranger un peu les choses il a ajouté à ce nom sans éclat celui de Vaubernier, nom du Frère Ange – qui, au moins, a une particule.
Les cris d’horreur de la mère, des sœurs et de l’intéressé s’apaisent assez vite quand Jean fait miroiter la montagne d’or qui ne saurait manquer de s’écrouler sur la famille. Bien sûr – et il le précise sévèrement – il ne peut s’agir que d’un mariage blanc.
Deux jours plus tard, Jean reprenait le chemin de Paris accompagné de ses deux sœurs, Chon et Bischi, qui allaient avoir désormais pour tâche de veiller sur la précieuse Jeanne. Pendant ce temps celle-ci attendait paisiblement à Versailles, cachée dans l’appartement de Lebel.
Le 1er septembre « à cinq heures du matin » et dans l’église Saint-Laurent à Paris, très haut et puissant seigneur, messire Guillaume, comte Du Barry, épousait demoiselle Jeanne Becu « de Vaubernier » en présence de témoins qui ne connaissaient pas les époux, de Jean du Barry et, par Dieu sait quel miracle, de Jean-Baptiste Gomard de Vaubernier, père de la mariée. Les époux se séparèrent à l’issue de la cérémonie sans espoir de se revoir jamais – au grand regret de Guillaume mais ceci est une autre histoire. Il eut tout juste le droit de poser un baiser sur le ravissant visage de la nouvelle comtesse qui, nantie d’un vieux et très noble nom, pouvait très légitimement espérer être présentée au Roi et à Mesdames ses sœurs.
En apparence, une présentation donne l’impression d’être une chose fort simple mais en réalité et, s’agissant de ce que la moitié de la Cour appelait « une fille de rues », c’était beaucoup plus difficile qu’un vain peuple pourrait l’imaginer. Et la présence récente à Versailles de la jeune archiduchesse Marie-Antoinette d’Autriche, tout nouvellement mariée au dauphin Louis, n’arrangeait rien. Présenter l’ex-Jeanne Bécu à la fille de l’impératrice Marie-Thérèse, à la future reine de France était proprement impensable. D’autant plus que la Dauphine était à présent le centre d’une cabale orchestrée par le ministre Choiseul et la maréchale de Mirepoix.
D’abord il fallait trouver une « marraine » et ce fut tout une histoire. On dénicha finalement, au fond de la Gascogne, une comtesse de Béarn, descendant des comtes de Foix et d’un sang aussi illustre que celui des Bourbons qui, moyennant 100 000 livres, le paiement de ses dettes et le gain d’un procès, accepta de mener par la main la maîtresse du Roi à travers les salons de Versailles. Quant à la Dauphine, Louis XV, à force de cajoleries, réussit à obtenir qu’elle adresserait la parole à la nouvelle venue. Ces paroles demeurées historiques et d’une haute portée intellectuelles furent :
— Il y a beaucoup de monde ce soir à Versailles…
En échange de quoi la princesse reçut une profonde révérence. C’était le 22 avril 1769. Durant cinq ans, presque jour pour jour, l’ancienne maîtresse du Roué, la vendeuse de frivolités, la fille facile d’un salon de jeux va être reine de France ou peu s’en faut. Son royal amant commandera pour elle un fabuleux collier de diamants qu’il n’aura pas le temps de lui offrir mais qui sera la cause d’un terrible scandale dont la boue s’en ira battre les marches du trône.
Encore un petit moment, Monsieur le bourreau !
Au matin du 28 avril 1774, alors que le jour vient à peine de faire revivre les marbres roses du Grand Trianon, le valet de chambre du Roi qui sommeille dans l’antichambre est brusquement réveillé par Mme Du Barry qui se penche sur lui, les cheveux défaits, en vêtements de nuit, les traits tirés par la fatigue et aussi blanche que ses dentelles : le Roi est malade, gravement malade. Il faut ses médecins et tout de suite !
Le diagnostic est vite fait : Louis XV a contracté la petite vérole et ses jours sont si gravement en danger que le médecin ne cache pas son sentiment : « Sire ! C’est à Versailles qu’il faut être malade… » Ce qui est limpide : un roi de France ne saurait mourir dans sa maison de campagne.
Jeanne pourrait, devrait s’éloigner tout de suite car la contagion est grande mais elle s’y refuse avec une belle crânerie et c’est en tenant dans les siennes la main brûlante de fièvre qu’elle ramènera le Roi chez lui et, durant plusieurs jours, elle va rester à son chevet. Une rude épreuve : le corps de Louis XV dégage une odeur affreuse et donne l’impression qu’il pourrit vivant. De fait, la mort approche et, dans la soirée du 3 mai, il fait ses adieux à Jeanne qui doit quitter le palais avant que n’y entre le Saint Sacrement porté par l’archevêque de Paris :
— Adieu, Jeanne !… Je vous ai beaucoup aimée…
L’agonie du Roi, une épouvantable agonie supportée avec un rare courage – « C’est la mort la plus ferme et le plus grand triomphe que j’aie vu ! » dira plus tard le duc de Croÿ – la jeune femme ne la verra pas et quand, le 10 mai, il rend le dernier soupir, elle quitte Rueil où l’avait accueillie la duchesse d’Aiguillon pour l’abbaye de Pont-aux-Dames tandis que Jean Du Barry est jeté à la Bastille : la prison pour l’un comme pour l’autre… Cependant, la nouvelle reine de France écrit à sa mère : « La créature est mise au couvent et tout ce qui porte ce nom de scandale est chassé de la Cour. » Ce qui vaudra d’ailleurs de la part de l’impératrice d’Autriche une verte mercuriale : la mansuétude et la compassion sont des vertus qu’il convient de pratiquer lorsque l’on est reine de France.