Avec sa famille mais pas avec sa servante. De celle-ci, on ne sait pas exactement comment elle s’appelle : peut-être Hélène-Catherine, peut-être Marie ou même Marthe Skavronska et peut-être lui a-t-on donné au baptême les quatre prénoms. Ce qui est sûr c’est qu’elle est une grande et belle fille blonde de dix-sept ans, plantureuse à souhait avec un visage rond au nez retroussé et de grands yeux bleus, un peu ronds eux aussi. Tout à fait le type susceptible d’émouvoir les militaires. D’ailleurs, quand le pasteur et les siens comparaissent devant le maréchal, elle n’est pas avec eux. Pas tout de suite tout au moins car, à peine arrivée, elle a été confisquée immédiatement par un dragon nommé Démine qui n’a pas perdu une seconde pour la jeter sur sa paillasse sans d’ailleurs soulever autrement de protestations. D’abord parce que c’est une fille douée d’un sang-froid remarquable, ensuite parce qu’à ce sang-froid se joint paradoxalement un tempérament que l’on peut qualifier de volcanique. Et puis, ce n’est pas la première fois que ce genre d’aventure lui arrive.
Née en Livonie de parents polonais et calvinistes, Catherine – mieux vaut lui donner dès à présent ce nom ! – était fille de ferme quand éclata la guerre russo-suédoise. Il est passé sur sa petite patrie bon nombre de soldats des deux nationalités sans oublier les Polonais. Quelques-uns sont passés aussi sur la jeune fille. Elle a même eu tant de succès auprès de la troupe qu’il a été question, un temps, d’en faire la pensionnaire d’un bordel militaire. Elle y a échappé grâce au sens commercial d’un dragon suédois nommé Johann Rabe. Celui-ci l’a épousée mais dans le seul but de la vendre plus commodément et à son seul profit à un Livonien dont l’Histoire n’a pas retenu le nom. Tout ce qu’on en sait est qu’il l’a obligée à se prostituer et que, naturellement, il encaissait les gains.
Un engagement contre les Russes a délivré Catherine de ce protecteur encombrant et, peu désireuse de tomber dans les mains d’un autre amateur éclairé, elle s’est enfuie à Marienbourg où elle est entrée au service du pasteur Glück. Un engagement que celui-ci ne regrettera jamais : il a, en effet, trouvé une perle. Celle que l’on appellera bientôt « la plus belle fille de Marienbourg » s’entend comme personne au soin des enfants, à la cuisine, au lavage et surtout au repassage des chemises. Elle travaille si bien que le pasteur lui confie l’économat de la maison et la marie à un trompette suédois nommé Kruse.
L’explosion de la forteresse en fait une veuve : le trompette est parti en fumée. Sans lui causer d’ailleurs une peine immense car elle l’a peu connu. Aussi s’apprête-t-elle à servir son nouveau compagnon comme elle a servi les précédents lorsqu’elle est appelée à comparaître devant le maréchal-prince Cheremetiev.
À la vue de cette fraîche jeunesse, le vieux militaire a senti se réveiller des instincts un peu assoupis. Elle est juste ce qu’il faut pour réchauffer les longues nuits d’hiver et, sans autre forme de procès, il l’enlève au dragon. Néanmoins, il s’en lasse assez vite, la jugeant tout de même un peu trop rustique pour un homme aux goûts raffinés et c’est alors qu’apparaît l’homme du destin : Alexandre Mentchikov, intime ami du tsar et grand amateur de beautés plantureuses : il récupère Catherine et l’installe auprès de lui avec un statut de favorite officielle. Il est beaucoup plus jeune que Cheremetiev, plus séduisant aussi et la jeune femme ne demande qu’une chose : que cela dure ! Toute sa vie, d’ailleurs, elle gardera pour lui un certain penchant et, beaucoup plus tard, devenue impératrice et toute-puissante, elle en fera son Premier ministre… et son favori.
Or, un soir, le tsar Pierre arrive au camp et, naturellement, il vient souper chez son ami. Celui-ci met les petits plats dans les grands et Catherine veille au service de table sans paraître remarquer que les yeux noirs du maître la suivent avec attention, qu’il se penche parfois pour parler bas à l’oreille du prince et que tous deux rient. Mais, bientôt, il s’adresse directement à la jeune femme, lui parle, la questionne : « Il lui trouva de l’esprit, écrit l’un de ses aides de camp et termina son badinage avec elle en disant qu’il fallait, lorsqu’il irait se coucher, qu’elle portât le flambeau dans sa chambre… »
On ne saurait être plus clair et d’ailleurs l’idée ne viendrait même pas à Catherine d’élever la plus petite objection. Pierre est le tsar ! En outre, il est plutôt beau garçon : le cheveu noir, l’œil noir et le muscle solide, il est taillé comme un roc et mesure environ deux mètres. Il aime passionnément le combat, la dépense physique au grand air, le vin et les femmes. Celle-là lui plaît et, le flambeau une fois déposé, il va la garder toute la nuit. Catherine, dès le lendemain, se partagera entre lui et Mentchikov qui est d’ailleurs habitué à cette dualité d’un genre un peu particulier mais, cette fois, il devra faire contre mauvaise fortune bon cœur car il aime vraiment sa maîtresse.
Le temps du partage durera peu. Cette femme que rien n’étonne, qui sait garder sa bonne humeur en toutes circonstances, qui se montre aussi ardente au lit qu’à table, qui ne craint ni la dure ni la fatigue, c’est exactement celle qu’il faut à Pierre. Depuis quatre ans, son épouse, la belle mais trop timide Eudoxie Feodorovna, de noble naissance mais trop pieuse, trop attachée aux anciennes coutumes dont Pierre a pris l’horreur, expie au couvent de Souzdal un complot des strelitz dont elle ne savait rien mais qui offrait à son époux un prétexte commode pour la répudier et l’enfermer dans un cloître. Bien sûr, les femmes ne manquent pas au tsar mais cette Catherine, qu’il appelle « Katinka » il ne veut plus s’en séparer.
Au moment de quitter le camp, il se contente de dire à Mentchikov qu’il l’emmène avec lui. En échange, il lui laisse l’entière disposition d’une de leurs communes maîtresses, Daria Arsenievna, qu’il lui conseille d’ailleurs d’épouser. Il faudra bien que Mentchikov s’en contente.
Et voilà « Katinka » partie pour Moscou en compagnie de son tsar qui l’installe chez une veuve de bonne famille pourvue d’une maison agréable mais discrète et où il pourra venir la voir aussi souvent qu’il le voudra.
Ce sera « très » souvent. Petit à petit, le terrible Pierre s’attache à cette belle fille toujours paisible, toujours gaie, toujours compréhensive et qui sait si bien, comme le faisait jadis sa mère Nathalie, apaiser les affreuses crises d’angoisses et les attaques d’épilepsie dont il souffre depuis l’enfance rien qu’en le prenant dans ses bras et en appuyant sa tête contre sa généreuse poitrine.
En outre, elle est pleine de bon sens, cette ancienne servante si durement malmenée par la vie et qui cependant n’a jamais cessé de l’aimer et de lui faire confiance. Et quand il doit la quitter pour le combat, c’est toujours à contrecœur. Ainsi, tandis qu’il assiège Poltava, il ne peut s’empêcher de lui écrire : « C’est triste sans toi et mon linge est mal tenu… » Pourtant, le temps a coulé car le siège de Poltava se situe en 1709, sept ans après Marienbourg, et même Catherine et Pierre sont mariés depuis deux ans. Secrètement car ils doivent toujours se considérer comme mariés, chacun de son côté et les quatre enfants qu’ils ont déjà n’ont droit qu’au titre de bâtards…
Promenade autour d’un échafaud…
Au reçu de cette lettre où Pierre se plaint de son absence, Catherine n’hésite même pas. Bien qu’enceinte pour la cinquième fois, elle court, elle galope vers Poltava et, jusqu’à l’éclatante victoire finale, elle participera joyeusement, généreusement à la vie du camp. Se rappelant qu’elle a été, un moment, cantinière, elle aidera Pierre de toutes ses forces à maintenir le moral des troupes. L’enfant qu’elle mettra au monde à Ismaïlovo, le 29 décembre 1709 retirera de ces galopades une santé suffisamment solide pour devenir un jour l’impératrice Élisabeth Ire. Des quatre enfants qui l’ont précédée, trois sont déjà morts. Seule reste sa sœur Anna née en 1708. Quant aux huit qui viendront après elle, car « Katinka » donnera douze enfants à Pierre, tous mourront jeunes. Ajoutons que le mariage de leurs parents célébré secrètement dans l’église de la Sainte-Trinité ne sera validé qu’en 1712.